Education des enfantsActualitésL’étroit petit cochon. Echanges avec Laurent Baheux autour d’un porcelet heureux

Dominic Hofbauer7 mai 20217 min

Dominic Hofbauer : Bonjour Laurent, en parcourant des photos postées récemment sur ton site, j’ai été particulièrement attiré par la photo d’un jeune porcelet dans l’herbe.

Je crois que ce qui m’attire sur cette photo, c’est d’abord un élan d’attention qui est induit par la distance entre le porcelet et ton regard. Elle rappelle la sensation – que l’on éprouve couramment dans les photographies d’animaux sauvages – d’un moment rare, capturant discrètement un instant de la vie d’un animal saisi à son insu dans son quotidien, et qui ignore qu’on l’observe. Cette première sensation amène déjà à regarder l’animal de ferme autrement : comme un individu qui a une vie propre et des occupations qui ne concernent que lui.

On se prend à se demander à quoi il pense. Il semble, à cet instant, hésiter, réfléchir, examiner ou mettre en balance plusieurs choix qui s’offrent à lui. Je me demandais d’ailleurs s’il s’agit d’un porcelet recueilli dans un refuge ? Ou né dans un élevage ?

Laurent Baheux : Bonjour Dominic. C’est un porcelet élevé dans un élevage extérieur. Il a donc un peu plus de chance que l’immense majorité des porcelets concentrés dans des bâtiments sur des sols bétonnés et qui ne fouleront jamais la terre… Sa chance sera néanmoins de courte durée puisqu’il finira dans quelques mois découpé en tranches dans un emballage plastique sous vide…

C’est vrai que sur cette photo, on mesure un peu la vie qu’il pourrait avoir à gambader libre dans l’herbe si on arrêtait de le considérer comme un produit… Ce qui me frappe, c’est le déni qu’il y a en général et qui consiste à refuser de voir les animaux “de bouche” comme des êtres vivants doués d’intelligence et de sensibilité. Alors qu’ils sont évidemment capables de ressentir la peur, la douleur, la souffrance comme un chien, un chat ou un cheval…

Dominic : Oui, c’est clair : si on faisait à des chats ou à des chiens la moitié de ce qu’on fait aux cochons en élevage, si on inséminait des chiennes en cages pour leur faire mettre bas des chiots, si on leur coupait la queue et les testicules sans anesthésie et les engraissions sur du béton pour alimenter des barbecues, sûr qu’il y aurait du monde dans la rue pour dénoncer.

Mais, par contraste, ce porcelet-ci respire la tranquillité. Tout en ayant l’air d’être un peu sur le qui-vive : il est loin de l’objectif sans être tout à fait hors de portée des intentions humaines. En général, je trouve que tes photos donnent justement à voir les animaux dans leur dimension individuelle.

Souvent, les photographies animalières montrent des animaux en action, par exemple en train de chasser, de parader, de réaliser parfois un exploit physique. Dans tes photos, au contraire, on est plus proche du portrait, de la rencontre, comme si l’appareil photo était ton moyen d’aller au plus près de multiples animaux particuliers, de les saluer par la caméra, de te présenter. Je trouve qu’il y a un effet miroir dans le regard qu’ils choisissent de nous retourner – ou pas : chaque photo souligne la qualité de sujet de l’animal saisi dans l’instant. Est-ce que c’est juste une impression, ou est-ce que c’est conforme à ta manière de travailler ?

Laurent : C’est exactement ça ! J’essaie d’avoir une approche respectueuse car je n’aime pas me sentir comme un intrus qui impose sa présence à l’animal sur son territoire, ce qu’il pourrait ressentir comme une agression. Au contraire, même si je cherche la proximité et la connexion avec le sujet pour rentrer dans son intimité, j’aime laisser l’animal choisir la rencontre, la distance… S’il ne fuit pas ou s’il vient vers moi, c’est qu’il ne se sent pas menacé et je peux alors réaliser un portrait qui pourra peut-être dévoiler un trait de son caractère, un peu de sa personnalité. Sans chercher le spectaculaire mais plutôt l’authenticité de la rencontre et la beauté de l’instant. À l’inverse, je ne peux pas faire le portrait d’un individu captif, quel qu’il soit, parce que je ressens une gêne qui coupe mon inspiration. Privé de liberté et de considération, traité comme un objet de chair ou un outil de production, l’animal confiné m’apparaît comme l’ombre de lui-même, un fantôme dépouillé de son animalité. Empêché de satisfaire ses besoins vitaux, l’humain le rend incapable d’interagir naturellement avec ses congénères et son environnement et ça, ça se voit clairement dans les portraits.

Dominic : Ça fait sens ! A contrario, comme une version en creux de ta démarche, il y a certains photographes qui optent pour un angle plus dénonciateur et cherchent à donner à voir l’individu pris dans la routine industrielle des élevages intensifs, des abattoirs, des laboratoires, ou dans les filets de pêche ou encore les conditions de vie misérables de la captivité. Je pense en particulier au travail de Jo-Anne McArthur, ou d’Andrew Skowron, par exemple. Est-ce qu’il y a des photographes dont tu apprécies le travail autour de la cause des animaux – ou autour d’autres causes – et que tu pourrais recommander de suivre ?

Laurent : J’ai une profonde admiration pour Yann Arthus Bertrand, un photographe qui a commencé par photographier les lions qu’étudiait sa compagne en Afrique avant de se lancer dans le projet fou de “la terre vue du ciel”, livre photo diffusé à plusieurs millions d’exemplaires. Ce qui est remarquable chez lui, c’est l’évolution de sa conscience. Son expérience de terrain et ses observations lui ont permis de prendre la mesure des conséquences destructrices du sort qu’on réserve aux animaux : l’exploitation intensive en élevage concentrationnaire, en plus de la souffrance infligée, entraîne des pollutions massives particulièrement néfastes à la vie sauvage et aux habitats naturels. Aujourd’hui devenu cinéaste, il partage ses convictions au plus grand nombre dans des films dénonçant ce fléau environnemental qui nous concerne tous : animaux humains ou non humains, captifs ou en liberté, nous cohabitons sur la même planète. Une maison unique et fragile que seule notre espèce s’emploie à détruire

Dominic : Je croise souvent sa série La Terre vue du ciel dans les couloirs des écoles ou les CDIs. On dit souvent “une image vaut mille mots”. On dit aussi que la vérité sort de la bouche des enfants. As-tu un souvenir – peut-être dans la réaction d’un enfant à l’une de tes photos – dans lequel ces deux expressions se seraient rencontrées ?

Laurent : Les enfants ont une spontanéité naturelle, y compris dans l’expression de leurs émotions que j’ai pu noter lors de mes expositions. Leur regard sur cet autre qu’est l’animal est presque toujours bienveillant. Ce tête à tête leur inspire plus d’émerveillement que de moqueries, ce qui me semble être la marque d’un respect instinctif, d’un réflexe inné. C’est aussi, selon moi, le signe d’une reconnaissance, d’une appartenance mutuelle à la grande tribu du vivant. C’est aussi assez contradictoire avec l’insensibilité et le déni qui font loi depuis bien trop longtemps dans l’éducation de notre relation aux autres espèces proposée à nos enfants.

Dominic : C’est clair ! Alors, ce n’est peut-être que mon cas personnel, mais quand on choisit en tant qu’adultes de prendre la défense des animaux, j’ai l’impression que c’est parfois aussi une manière de revenir à cette curiosité de l’enfance dont tu parles, et à cette virginité dans l’absence d’a priori, comme une manière d’être fidèle à l’enfant que nous étions, à cet enfant qui “ne faisait pas de mine quand on le photographiait”, comme disait Peter Handke !

Merci beaucoup Laurent pour cet échange. A bientôt et bon succès pour tous tes projets !

Photos © Laurent Baheux

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Dominic Hofbauer
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Éducateur en éthique animale pour L214 Éducation, chargé d’enseignement à l’Université de Rennes 2.

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