Certains d’entre nous lors de balades en campagne ou sur la route des vacances peuvent voir, en bordure ou en plein champ de maïs ou de blé, des poteaux d’où pendent des silhouettes noires. En s’approchant on remarque parfois qu’il ne s’agit que de morceaux de sacs poubelle noirs, destinés à effrayer les oiseaux. Mais plus loin dans le champ, ce ne sont plus des morceaux de plastique mais bien des corps d’oiseaux noirs, morts, qui sont pendus…Macabre découverte. Des corbeaux freux, des corneilles, parfois même des cormorans. Ces pratiques ancestrales mais choquantes destinées à effrayer les congénères de ces suppliciés perdurent tant en Bretagne qu’en Alsace ou en Auvergne. Et il apparaît qu’elles ne sont pas illégales, moyennant certaines précautions.
Du côté de la loi…
Les oiseaux concernés par ces pratiques d’un autre temps, corbeaux freux et corneilles, ne font pas partie des corvidés protégés contrairement aux choucas des tours ou au grand corbeau. Bien au contraire, ils ont la malchance d’être doublement « mal » catégorisés par la loi :
- Ce sont des espèces chassables[1]: la chasse à tir peut se pratiquer contre eux pendant toute la période d’ouverture de la chasse, globalement de fin août à fin février.
- Mais dans de nombreux départements, ils appartiennent également à la liste des ESOD[2], ex-nuisibles. De ce fait, les tirs peuvent continuer jusqu’au 31 mars sans justification et sur autorisation préfectorale individuelle jusqu’au 10 juin voire au 31 juillet, notamment pour prévenir des dommages aux activités agricoles[3]. Il est par contre interdit de tirer dans les nids[4].
De plus, dans les départements où ils sont classés en ESOD, ces oiseaux peuvent être piégés durant toute l’année, soit par les lieutenants de louveterie à l’initiative du préfet ou du maire, soit par des particuliers pour protéger leur propriété. Les modalités du piégeage sont encadrées par l’arrêté du 29 janvier 2007[5] : pour corbeaux freux et corneilles, il s’agit le plus souvent de pièges à appelants vivants.
Quant aux potences à corbeaux, de façon assez surprenante pour une méthode aussi macabre, aucun texte n’interdit cette pratique si l’oiseau est pendu mort. Il n’existe pas de règles concernant l’élimination de ces corps pesant moins de 40 kg. Si l’oiseau a été tué dans le respect des textes précités, son cadavre peut être utilisé ainsi, sauf si cela expose à des risques sanitaires évidents (par exemple aux abords d’une école ou d’un jardin public). Mais des questions se posent inévitablement au vu du nombre parfois impressionnant d’oiseaux pendus dans un même champ : les règles de tir ou de piégeage ont-elles réellement été respectées par le propriétaire du champ ? Car on peine à croire que ces corps puissent provenir uniquement d’animaux trouvés morts ou tués lors de battues réglementaires. De plus, comment sont morts les animaux piégés ? Si l’article 13 de l’arrêté du 29 janvier 2007 indique que « la mise à mort des animaux classés nuisibles dans le département capturés doit intervenir immédiatement et sans souffrance », aucune méthode de mise à mort n’est citée et aucun contrôle n’est prévu.
Enfin, comment expliquer que des oiseaux soient parfois pendus vivants, cette fois-ci en toute illégalité, fait retrouvé sur des forums d’agriculteurs[6] ? On imagine sans peine la détresse et la souffrance de ces oiseaux attachés court par les pattes, dans leurs efforts douloureux et voués à l’échec pour s’échapper, et la mort plus ou moins lente qui s’ensuit. En tout état de cause, le milieu agricole appréhende la mauvaise opinion que la société peut porter sur ces pratiques, l’utilisation de « leurres » en sacs poubelle en bordure de champ pour détourner l’attention des curieux le prouve bien.
Corvidés et agriculteurs : est-ce la guerre ?
Il semble qu’en France la guerre soit déclarée entre eux. Ce n’est pourtant pas le cas dans des pays frontaliers tels que le Royaume-Uni, l’Allemagne et certains cantons suisses, où les agriculteurs pensent que les dégâts occasionnés aux cultures par ces oiseaux sont compensés par le nombre d’insectes nuisibles et de rongeurs tués par ces mêmes oiseaux[7]. Une étude en Suisse datée de 2006 a mis en évidence qu’en moyenne les dommages s’élèvent à 1% maximum de la valeur totale des cultures[8]. Certaines exploitations, notamment en agriculture intensive, peuvent être fortement impactées, obligeant certes l’agriculteur à ressemer, mais la guerre semble disproportionnée en face de la moyenne des dégâts constatés.
De plus, ceux-ci ont le plus souvent lieu dans les zones d’agriculture intensive car le paysage n’est plus guère favorable ni à la présence de leurs prédateurs naturels, les rapaces, qui sont normalement abrités par les haies et bosquets bordant les champs, ni à la nidification des corbeaux. En effet, les corbeaux freux en couple sont très territoriaux et défendent leur territoire contre les « volées» responsables des plus gros dégâts[9].
Le nombre qui semble grandissant de ces oiseaux dans les champs est donc lié à des facteurs anthropiques eux-mêmes liés à l’agriculture intensive. Il faut noter également qu’une étude allemande a montré que les corbeaux freux ne trouvent plus dans ces milieux assez d’insectes pour nourrir leurs oisillons, qui meurent d’une alimentation trop végétale.
En effet, corbeaux freux et corneilles sont des espèces omnivores préférant la nourriture carnée aux végétaux (2/3 de leur alimentation est constituée de lombrics, gastéropodes, scarabées, campagnols, reptiles…) ce qui en fait des auxiliaires précieux pour les agriculteurs. Les grains présents dans leur alimentation ne sont consommés en grande quantité que si la nourriture carnée se fait rare, c’est-à-dire sur les terres agricoles intensives, et en hiver. Dans ce dernier cas, il peut y avoir attaques sur des semis précoces ou tardifs, en fin ou début d’hiver. Les oiseaux néanmoins ne les mangent que jusqu’à environ 2 semaines après germination.
Enfin, il ne faut pas oublier un rôle essentiel des corvidés et surtout des corneilles : ce sont des « éboueurs écologiques » qui nettoient campagnes et chaussées en éliminant les charognes, les déchets organiques en zone urbaine, évitant ainsi la propagation de maladies.
Des solutions ?
Loin de moi l’idée de critiquer les agriculteurs dont le métier est difficile et si mal reconnu. Mais tous sont d’accord, agriculteurs, écologistes, scientifiques ou autres, pour reconnaître aux corvidés une intelligence remarquable et d’extraordinaires facultés d’adaptation. Il faut donc mettre en œuvre des méthodes d’effarouchement variées, utilisées de façon alternative et complémentaire, car aucune d’entre elles ne fonctionnera plus de quelques jours, et le pouvoir dissuasif des cruelles potences à corbeaux n’est pas meilleur que celui des autres techniques. Ces méthodes sont nombreuses : ballons à l’hélium (aux yeux de rapace), rubans de plastique coloré, canon d’effarouchement (dans le respect du voisinage), cerfs-volants « rapaces », disques CD suspendus, émetteurs de cris d’alarme[10]…Se rapprocher de fauconniers est également une option.
Les experts s’intéressent aussi à repenser l’agriculture intensive qui apparaît de plus en plus comme un modèle erroné, au profit du retour des bocages, haies et bosquets. Nous savons déjà que ce modèle d’agriculture ancestral (dans le bon sens du terme cette fois !) constitue un réservoir de biodiversité, limite l’érosion des sols, facilite l’infiltration de l’eau de pluie dans le sol vers la nappe phréatique en limitant son écoulement en surface. Il permet aussi aux animaux de rente de profiter de zones d’ombre et de fraîcheur nécessaires à leur bien-être. De plus, il favoriserait le retour des rapaces, restaurant de ce fait un équilibre proies/prédateurs envers les corvidés, offrant aussi à ces derniers un terrain de chasse plus diversifié pour lequel ils dédaigneraient les jeunes pousses des plants.
Les spécialistes préconisent également une pause entre les travaux de préparation des champs et les semis, car ces travaux attirent les corvidés de par la mise en évidence des insectes et vers. Ils conseillent aussi d’éviter les semis trop précoces ou tardifs lorsque le froid est encore présent, ou encore de semer plus en profondeur car si les végétaux ont suffisamment poussé en hauteur, ils ne seront plus attractifs. Enfin, un nettoyage des alentours du champ permet de ne pas les y attirer lors de leur activité d’« éboueurs »[11].
Ne nous voilons pas la face : il est difficile de trouver un équilibre mais cette planète appartient à tous les êtres vivants qui la peuplent et il nous faut apprendre à la partager intelligemment. Dans le cas présent, l’activité humaine est fortement à l’origine des dysfonctionnements qui amènent corbeaux et corneilles à dévaster les champs. Les agriculteurs dont les cultures sont attaquées par les corvidés déplorent à raison l’absence d’indemnisation. Mais les solutions existent, et utiliser les potences à corbeaux qui ne présentent pas plus d’efficacité que les autres techniques, tout en étant éthiquement indéfendables et dangereuses d’un point de vue sanitaire, semble plus relever d’un esprit de vengeance et de cruauté.
A l’époque où nous « découvrons » enfin les bienfaits des bocages, plantons donc des arbustes plutôt que des potences à corbeaux !
[1] Arrêté du 26 juin 1987 fixant la liste des espèces de gibier dont la chasse est autorisée.
[2] ESOD : espèce susceptible d’occasionner des dégâts, voir l’Arrêté du 3 juillet 2019 pris pour l’application de l’article R. 427-6 du code de l’environnement et fixant la liste, les périodes et les modalités de destruction des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts.
[3] Article R427-6 du Code de l’environnement.
[4] Article L424-10 du Code de l’environnement.
[5] Arrêté du 29 janvier 2007 fixant les dispositions relatives au piégeage des animaux classés nuisibles en application de l’article L. 427-8 du code de l’environnement.
[6] rue89strasbourg.com/maitre-corbeau-sur-piquet-cloue
[7] cdnfiles2.biolovision.net/www.nosoiseaux.ch/pdffiles/infos/Corbeaux_freux_Cantons-8047.pdf
[8] birdlife.ch/sites/default/files/documents/mb_rabenvoegel_landwirtschaft_fr_2012.pdf
[9] ira.agroscope.ch/en-US/Page/Einzelpublikation
[10] /pays-de-la-loire.chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/FAL_commun/publications/Pays_de_la_Loire
[11] terre-net.fr/observatoire-technique-culturale/strategie-technique-culturale/article/corbeaux-degats-nuisible-corneille-freux
Photo : Carole Tymoigne
Brigitte Leblanc
Vétérinaire