Numéro 10Animaux sauvagesLe grand hamster d’Alsace, le hamster de la discorde

Brigitte Leblanc16 janvier 202313 min

En hommage à Alec, adorable et inoubliable hamster syrien-breton, solidaire de son grand cousin sauvage.

Lorsqu’on aime les hamsters, il est inéluctable d’un jour se pencher sur le cas du Grand Hamster d’Alsace, Cricetus cricetus, dit aussi Hamster d’Europe, le plus grand des hamsters et le seul vivant à l’état sauvage en Europe occidentale. Autrefois abondant de l’Est de la France jusqu’au Nord-Ouest de la Chine, il n’est plus présent dans notre pays qu’en tout petit nombre, insuffisant pour assurer la survie de son espèce. Il est depuis 2020 classé par l’UICN[1] en espèce en danger critique d’extinction, au même titre que le Vison d’Europe, l’Ours brun et le Rhinolophe de Mehely.

De nuisible à protégé…

Le Grand Hamster d’Alsace était autrefois abondant en Alsace. Mais en 1930, il était considéré comme nuisible et victime de ce fait d’une éradication frénétique suite aux dommages causés aux cultures. Des primes étaient à cette époque offertes aux piégeurs, et les hamsters étaient noyés, piégés, enfumés… A partir de 1980, on assiste à une chute drastique de sa population en Alsace (plus de 90%) et en 2018 sa population n’est estimée qu’à un millier d’individus alors que la pérennité de son espèce ne peut être assurée qu’avec un minimum de 1500 hamsters. Sa quasi-disparition a amené l’UICN à le déclarer espèce protégée en 1993, au risque de le voir disparaître sous 30 ans, puis en danger critique d’extinction en 2020. Pourquoi donc le hamster, protégé depuis presque 30 ans à présent, n’a-t-il pas récupéré un nombre de représentants plus conséquent, en dépit des programmes de protection mis en place par l’Etat ? Certes, on peut blâmer tout d’abord la lenteur administrative de l’Etat français dans leur mise en place et leur exécution, les premiers programmes n’ayant vu le jour qu’en 2000, avec plusieurs plans nationaux d’action (PNA) portés par le DREAL[2] Grand Est. En outre la France, suite à une plainte déposée par l’association Sauvegarde Faune Sauvage, a été condamnée en 2011 par la CJUE[3] pour insuffisance de protection du Grand Hamster : en effet, cette haute juridiction a pointé du doigt des lacunes dans l’application par l’Etat français de la Directive de 1992 (dite Directive Habitats)[4] qui protège cette espèce et son habitat : des dérogations accordées de façon assez laxiste par rapport à cette directive, un manque de clarté quant aux mesures de compensation mises en place lors d’accord de dérogation (relâchers de hamsters, protection du milieu de vie…). Une seconde plainte est en cours, déposée par la même association mais cette fois contre le département du Haut Rhin, pour son inaction.

Qu’est-il donc nécessaire de mettre en place pour sauvegarder de façon pérenne le Grand Hamster, espèce « parapluie » ou « sentinelle », c’est-à-dire reflétant la bonne ou la mauvaise santé de la biodiversité de la plaine d’Alsace, de sa propre espèce et de nombreuses autres partageant son biotope ?

Qu’est-ce qui fait mourir le Grand Hamster d’Alsace ?

Certes l’Etat français n’est pas à la hauteur de ses obligations et l’Europe l’en a condamné. Mais cela n’explique pas le déclin spectaculaire de ce petit rongeur à partir des années 1980. Quels sont les responsables ? Sans surprise, plusieurs facteurs ont « conjugué leurs efforts » et tous ont un point commun : ils sont anthropiques.

Même si on peut déplorer l’extermination dont les hamsters ont été les victimes avant que leur statut ne change, il s’avère que cela ne peut expliquer cette quasi-extinction. Mais ce changement de paradigme entre extermination et protection du hamster a dû et doit être encore expliqué notamment aux agriculteurs qui seront, pour diverses raisons, une partie prenante importante de sa réhabilitation. En effet, les atteintes à son habitat constituent le premier facteur important de son déclin :

  • d’une part, la forte pression urbaine en Alsace qui a réduit et fractionné de façon rapide et inconséquente son habitat historique, entre villes et grands axes routiers infranchissables pour ces animaux. Ce fractionnement de territoire est particulièrement nocif pour le Hamster d’Alsace qui est une espèce solitaire : chaque animal a un vaste domaine pour un si petit animal (2 ha pour les mâles, 0.5 pour les femelles), pourtant il faut bien que les animaux se rencontrent en période de reproduction !

  • d’autre part, la mécanisation de l’agriculture industrielle a amené à l’agrandissement des parcelles, avec la mise en place de monoculture intensive, principalement de maïs. Or le hamster a besoin d’une nourriture variée, alliant cultures fourragères (luzerne, trèfle…) et céréales d’hiver (blé, orge) qu’il ne peut de ce fait plus trouver sur son territoire. Certes, il est friand de maïs mais il a été prouvé que sa consommation excessive est à l’origine de la diminution de sa reproduction, car provoquant  de fortes carences responsables de troubles du comportement (infanticide) et de perte de masse[5].

A cela s’ajoute le fait que les moissons ont été avancées d’un mois, avec des céréales précoces, ne permettant plus au hamster de profiter du couvert protecteur et nourricier dont il bénéficiait pendant sa période de reproduction (avril) jusqu’à son hibernation (octobre). De ce fait, les hamsters ont moins de chance de survie face aux prédateurs, et il n’y a plus de seconde portée dans la saison (le hamster peut en théorie avoir une à deux portées par an, de 5 à 7 petits en moyenne). Enfin, il faut ajouter à tous ces facteurs de déclin de sa population l’emploi des pesticides qui a été longtemps (et encore maintenant) abusif et irréfléchi vis-à-vis de la biodiversité[6].

L’analyse de ces données nous montre quelles décisions sont à prendre pour que le hamster puisse vivre de nouveau de façon durable dans la plaine d’Alsace : réaménager et/ou lui rendre un territoire accessible (passages à faune par exemple) et favorable, quitter le modèle de l’agriculture intensive pour revenir à une agriculture raisonnée, vertueuse, diversifiée, sans pesticides, en lui offrant l’accès à des zones semées de blé, luzerne, soja, tournesol… Ces projets nécessitent effectivement que l’Etat et les collectivités locales s’investissent auprès des agriculteurs et entrepreneurs, sachant de plus que le hamster ne serait pas le seul bénéficiaire de ces avancées, que d’autres espèces animales en profiteraient également, ainsi que les sols par l’augmentation de leur qualité.

Tous ces éléments étant connus, comment expliquer alors que tous les plans menés jusque-là n’aient pas donné de meilleurs résultats ? Il faut en chercher la cause dans le système de dérogation de la Directive précitée, et de son utilisation par la France …

Histoire d’une dérogation : le très controversé GCO[7]

Tout comme la Convention de Berne dans son article 9, la Directive « habitats » de 1992  impose dans son article 12 de « prendre les mesures nécessaires » pour la protection stricte des espèces listées, et son article 16 reprend les 5 motifs dérogatoires de la Convention de Berne, que la France a transposés dans l’article L411-2 du Code de l’environnement. Les dérogations ne doivent en théorie n’être accordées que si 3 critères cumulatifs sont respectés :

  • en premier lieu qu’un des cinq motifs dérogatoires définis dans le texte soit respecté dont le c) qui énonce « d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur ». Il faut noter que 44 dérogations ont été accordées entre le 9 juin 2011 et le 30 juillet 2021, toutes pour ce dernier motif dérogatoire, dont le fameux grand contournement ouest de Strasbourg, le GCO, qui à lui seul représente 2/3 de l’impact total des dérogations accordées sur cette période sur l’habitat du Grand Hamster.

  • qu’il n’y ait pas d’autre solution satisfaisante,

  • que la dérogation ne nuise pas au bon maintien de l’espèce en danger.

Concernant le GCO, les raisons impératives d’intérêt public majeur invoquées ont été les suivantes : création d’une liaison routière rapide, amélioration du trafic, sécurité routière, effets socio-économiques positifs, amélioration de la qualité de l’air, réduction des impacts sonores et même développement durable. Il faut noter déjà que nombre de ces « améliorations » (air, bruits) ne sont en réalité que des déplacements des impacts négatifs dans les zones rurales où s’est implanté le GCO, et également que ces intérêts majeurs sont bien évidemment uniquement anthropocentrés, alors que, de l’autre côté de la balance, se joue la survie d’un animal qui voit une bonne partie de son habitat restant détruit par cet axe routier (des centaines d’ha détruits), ou fragmenté. Qui décide donc de l’importance relative de ces enjeux ? L’interprétation libre de ces « raisons impératives d’intérêt public majeur » laisse la part belle pour favoriser les intérêts humains bien avant les intérêts de la faune sauvage, fût-elle protégée au niveau européen comme le Grand Hamster… A ce stade déjà, la question de la validité de la dérogation accordée se pose, le premier critère est-il réellement rempli ? Le projet aurait-il dû pouvoir passer au stade suivant ?

Puisque le motif dérogatoire a été validé, il faut ensuite qu’aucune autre solution satisfaisante ne puisse se substituer au projet, l’absence de solution alternative devant être démontrée. A ce niveau, d’autres tracés possibles pour le GCO avaient été évoqués mais n’ont pas reçu d’évaluation correcte. Enfin, si on considère (à contre-cœur !) que le second critère est rempli, il convient de prouver que le projet ne nuit pas au maintien de la population dans un état favorable, et sur ce dernier point, il est difficile de ne pas s’étonner devant l’accord donné à cette dérogation : le principe de précaution doit prévaloir, la population du Grand Hamster est en danger critique d’extinction, mais aucun des arrêtés de mise en place du GCO ne mentionne cet état de conservation critique et aucune preuve scientifique de non-impact n’est apportée. Rappelons qu’une dérogation par définition doit être exceptionnelle et de fait étayée.

Enfin, suite à la condamnation de la France par la CJUE, un arrêté du 6 août 2012 gère la mise en place de façon détaillée de la séquence ERC, Eviter, Réduire, Compenser, c’est-à-dire éviter les atteintes à la biodiversité, à défaut les réduire, en dernier lieu compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées ou réduites. Le dossier GCO évoque bien la séquence complète ERC dont les trois stades sont à gérer dans cet ordre, mais n’offre aucune justification quant à l’évitement et la réduction des impacts, évoquant seulement les mesures compensatoires prévues, alors qu’elles ne devraient intervenir qu’en tout dernier lieu.

Cet exemple de la dérogation accordée à ce projet de grande envergure et d’impact sévère sur le Grand Hamster montre bien qu’il est difficile en France de suivre correctement les lois de protection des espèces en danger, face aux enjeux et intérêts politiques et/ou économiques, ceci expliquant la difficulté de cet animal à faire perdurer son espèce et ce malgré quasi 30 ans de « protection ».

Le GCO un an après, quel bilan ?

La dérogation accordée au GCO, première infrastructure née avec l’obligation légale de compenser la perte de biodiversité, a fait l’objet de nombreuses controverses et recours dont certains ne sont pas encore réglés, notamment concernant l’impact écologique, les nuisances sonores et la qualité de l’air. Mais le tribunal administratif de Strasbourg a autorisé l’ouverture de l’autoroute en novembre 2021, estimant que la mise en conformité pourrait se faire ultérieurement. De son côté, l’exploitant est satisfait des résultats au bout d’un an d’utilisation quant au désengorgement de Strasbourg, à la fluidité du trafic, mais les opposants au GCO, toujours sur le terrain, ont un avis bien plus mitigé[8].

Concernant spécifiquement le Grand Hamster d’Alsace, les mesures compensatoires dédiées liées à ce chantier consistent en la mise en place de 1000 ha d’habitats favorables à l’espèce, avec des cultures diversifiées, le relâcher de 1030 individus d’ici 2023, la mise en place de 2 passages supérieurs spécifiques avec système anti-prédateurs et de 9 bioducs. Effectivement les mesures portent sur les deux grands piliers de pérennisation de l’espèce en plaine d’Alsace : proposer un habitat accessible aux cultures favorables et renforcer les populations, en rappelant qu’un minimum de 1500 hamsters est indispensable pour assurer la survie de l’espèce. Mais deux points sont à soulever : d’une part, la loi n’impose pas que l’habitat viable soit garanti avant la destruction des habitats des hamsters par les travaux. Or il faut du temps pour que les cultures poussent et de ce fait les effets négatifs des travaux sur la biodiversité sont déjà présents. D’autre part, les suivis de ces mesures de compensation sont faits annuellement par le gestionnaire lui-même, et on peut légitimement d’interroger sur son impartialité.

En ce qui concerne les lâchers de hamsters, le gestionnaire du GCO a déjà introduit 800 individus via l’OFB depuis 2017 (début des travaux), l’OFB relâche au total de 500 à 700 individus par an, dès lors il convient de s’interroger sur notre impuissance à sortir le hamster de sa « zone rouge ». Le nombre de terriers (et donc de hamsters) était de 505 en 2017, 709 en 2018, 745 en 2019 et 488 en 2021. Le dernier comptage réalisé par l’OFB en 2022 en dénombre 960, le plus haut chiffre depuis 5 ans, chiffre encourageant mais encore en dessous du seuil de viabilité. 70% des hamsters relâchés meurent dans l’année[9], pour ceux qui restent leur survie est encore trop liée à des facteurs anthropiques : clôtures anti-prédateurs (alors qu’il est prouvé que la prédation n’empêche pas leur pérennité pourvu que l’habitat soit favorable[10]), blé laissé sur place pour les nourrir… Seule la progéniture des hamsters relâchés serait réellement capable de se réadapter à la vie sauvage[11]. De plus, le nombre limité d’individus restants permet peu de diversité génétique, à l’origine d’une plus grande fragilité de ces animaux. Le territoire restant aux hamsters étant morcelé en 3 zones, cela ne permet pas non plus d’interactions entre les individus de ces zones en période de reproduction.

Dans l’état actuel des choses, le Grand Hamster d’Alsace est une espèce qui survit « sous perfusion », mais qui n’est pas en état de se reconstruire naturellement, faute en grande partie d’un habitat suffisant en taille, en connections et en diversité de cultures. Bien évidemment, le GCO n’a pas détruit à lui seul cette espèce qui l’a été bien avant sa construction. Mais il est le symbole de ce qui reste à faire pour sauver cette magnifique et irremplaçable espèce : quitter l’anthropocentrisme réducteur qui gère autant les décisions politiques qu’économiques, et accorder la priorité à la vie de cet animal, lui rendre son domaine, pour son bien et celui de nombreuses autres espèces dont la nôtre, à terme.


[1] Union internationale pour la conservation de la nature.

[2] Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement.

[3] Cour de justice de l’Union européenne.

[4] Directive 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages.

[5] savoirs.unistra.fr/eclairage/quelles-cultures-pour-lutter-contre-lextinction-du-grand-hamster-dalsace

royalsocietypublishing.org/doi

[6] grand-hamster-alsace.eu

[7] Beaucoup de données ont été trouvées dans l’excellent mémoire de Mme Adam pour l’obtention du master Ethique et Sociétés de l’Université de Strasbourg, qu’elle en soit remerciée: seafile.unistra.fr

[8] actu.fr/grand-est/strasbourg_67482/neuf-mois-apres-son-inauguration-le-grand-contournement-ouest-gco-de-strasbourg-remplit-il-son-role

[9] geo.fr/environnement/dans-le-haut-rhin-une-pouponniere-pour-sauver-le-grand-hamster-dalsace

[10] odonat-grandest.fr/wp-content/uploads/2017/12/GEPMA-La-predation-Hamster-1.pdf

[11] leparisien.fr/societe/biodiversite-le-grand-hamster-dalsace-est-en-danger


Brigitte Leblanc
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