Les corridas telles qu’elles sont pratiquées de nos jours ont toutes pour origine historique l’Espagne, où elles sont nées au XVIe siècle, plus précisément dans les abattoirs de Séville où les taureaux destinés à la mort étaient au préalable offerts à la cruauté des badauds venus se divertir en les frappant de divers objets et lames jusqu’à ce qu’ils soient achevés après une agonie épouvantable. Pour citer les mots d’Alexandre Santeuil, de l’Institut Français de Psychanalyse :
Voici ce qu’il en est de la tradition, voilà ce qu’il en est de la culture. C’est dans les abattoirs que les bouchers et leurs commis, avant de tuer les taureaux, s’amusaient, et amusaient leurs femmes, puis, moyennant finance, les bourgeoises et les bourgeois à les faire courir, à les piquer, à les poignarder, à les couper, à les saigner vivants, à les tailler en pièces pour distribuer queue, testicules, oreilles aux spectatrices et aux spectateurs fétichistes.
Dans les huit pays du monde qui la pratiquent encore, la corrida se déroule de nos jours, selon un rituel et des modalités bien fixés, dont l’essentiel a été défini par le matador Francisco Montes « Paquiro », avec son traité de tauromachie de 1836, Tauromaquia completa. Ces pays sont l’Espagne, le Portugal, la France (certains départements du sud du pays), le Venezuela, le Mexique, le Pérou, la Colombie et l’Équateur. Il est réjouissant de constater, année après année, le reflux constant et généralisé du nombre de corridas et de spectateurs dans chacun des pays concernés. Le rejet est nettement plus marqué en Amérique Latine où la corrida, en sus de ses aspects éthiques devenus insupportables pour une majorité des gens de plus en plus sensibilisés à la souffrance animale, est désormais perçue comme un reliquat du colonialisme imposé avec brutalité par les conquistadores espagnols aux populations indigènes.
Cela étant posé, il est clair que la chute de la corrida en Espagne serait le signal de fin de toutes ses implémentations dans les sept autres pays tauromachiques. C’est pourquoi il est particulièrement intéressant de suivre de près l’érosion inéluctable subie par cette pratique dans la péninsule ibérique.
Des chiffres officiels sans ambiguïté
Un élément majeur pour analyser la réalité des fréquentations annuelles aux corridas en Espagne est que tous les chiffres qui concernent cette activité sont publiés régulièrement sur le site du ministère de la Culture et des Sports espagnol. En effet, la corrida relève de ce ministère, qui en assure donc un suivi statistique détaillé. Une transparence qui est loin d’exister en France, même si on se réjouit de rappeler que la corrida n’est pas considérée comme une culture dans notre pays (décision de la Cour d’appel administrative de Paris en 2015, confirmée par le Conseil d’État en 2016), pas plus qu’elle ne jouit du statut d’art (en particulier fiscalement) et encore moins de tradition (elle n’a été importée en France, illégalement de surcroît, qu’en 1852).
Selon les statistiques sur les corridas publiées fin mai 2020 par le ministère de la Culture et des Sports, les corridas ont baissé en Espagne en 2019 de 63,4% par rapport à 2007. Il est évident que les chiffres pour 2020 et 2021, bien que réjouissants en terme de fréquentation quasi nulle, ne sont pas significatifs d’une tendance puisqu’ils sont la conséquence directe de la pandémie, mais cette dernière a eu un impact économique majeur, nous y reviendrons un peu plus bas.
Depuis 2008, coïncidant avec le début de la crise économique, il y a eu une baisse progressive nette de ces spectacles. La Communauté de Madrid a été pour la première fois la région qui a reçu le plus de corridas (70 en 2019), après avoir dépassé l’Andalousie (65), qui occupait cette place continuellement entre 2003 et 2018. Suivent Castilla-La Mancha (53) et Castilla y León (48).
À l’opposé, les îles Canaries n’ont accueilli aucune corrida depuis 1984, comme Ceuta, qui n’a pas d’arène taurine, et la Catalogne, où depuis 2012 il n’y a plus eu aucun type de corrida dans les arènes suite à un vote populaire. Malgré le fait qu’en 2016 la Cour constitutionnelle a levé l’interdiction suite à une plainte du Partido Popular (droite), aucune corrida ne s’y est tenue depuis. Les régions ou villes autonomes comptant le moins de corridas en 2019 étaient les Baléares et Melilla (avec une corrida), la Galice (deux), les Asturies (quatre), la Cantabrie (cinq) et La Rioja (six).
Toutes les formes de corrida dans des arènes (corridas, novilladas, etc.) sont également tombées en 2019 au plus bas historique en Espagne. Il y en a eu 1425, ce qui est le nombre le plus bas jamais constaté, avec 61% de moins qu’en 2007. En 2019, quatre communautés autonomes (Andalousie, Castilla y León, Castilla-La Mancha et Communauté de Madrid) ont concentré 77,5% des corridas.
En parallèle de la baisse du nombre de corridas, une baisse encore plus marquée a été observée sur le nombre de spectateurs.
L’irruption de la crise sanitaire début 2020 a eu, entre autres conséquences, de provoquer un arrêt de la plupart des aides municipales pour l’organisation d’activités de loisirs, dont le secteur de la tauromachie, très mal vu du gouvernement en place qui a été élu avec l’aide de Podemos, parti ouvertement anticorrida. Le ministre de la Culture espagnol, José Manuel Rodríguez Uribes, a reçu en mai 2020 une délégation d’organisations procorrida et leur a confirmé leurs craintes après des semaines lors desquelles les annonces venant du gouvernement ignoraient systématiquement de mentionner la tauromachie dans l’inventaire des aides qui seraient attribuées à divers secteurs économiques : la tauromachie ne bénéficiera d’aucune aide spécifique. Le secteur de la tauromachie pourra obtenir uniquement les mêmes prêts que n’importe qui d’autre en Espagne. Et il s’agira bien de prêts, qu’il faudra rembourser. Inutile de dire qu’une telle prise de position, sans précédent dans ce pays, a provoqué un maelstrom de réactions outrées ou réjouies suivant les opinions. De nombreux organisateurs de corridas ont dû mettre la clé sous la porte et, pour certains, se sont reconvertis dans d’autres types d’activité.
Récemment, le ministère de la Culture et des Sports espagnol a commandé une étude à Vicente Royuela. Détail intéressant : Royuela est le vice-président de la Fédération des Sociétés Taurines de Catalogne. Au moins, personne ne pourra dire que ses conclusions particulièrement sombres pour l’avenir de sa passion auront été biaisées par des opinions anticorrida. Comme le rapporte le média procorrida Burladero :
En général, le pouvoir d’achat de la population a diminué et, de plus, le prix des billets a augmenté de façon spectaculaire, devenant un élément dissuasif. Une “tempête parfaite” sur la tauromachie. “Quand il n’y a pas d’argent, aucune célébration n’est organisée, le public cesse d’aller aux corridas et le désintérêt augmente”, a ainsi déclaré Royuela. […] Les discriminations subies à la télévision d’État, le déracinement progressif de la tauromachie dans certains territoires et la montée du courant prohibitionniste soutenu par nos dirigeants ajoutent aux arguments qui certifient l’indifférence galopante au monde taurin. Le professeur […] rappelle que l’Assemblée approuve des lois sur les animaux qui s’inscrivent dans une tendance mondiale très difficile à combattre. […] Pendant ce temps, les offensives abolitionnistes se poursuivent dans les pays tauromachiques.
Les statistiques officielles les plus récentes (mai 2021) peuvent être consultées en cliquant ici (document PDF).
Des subventions régionales de plusieurs millions d’euros
Pour tenter d’enrayer les pertes abyssales subies par les industriels de la tauromachie en Espagne (élevages, organisateurs de corridas, toreros), certaines régions ont décidé d’injecter des sommes parfois considérables dans ces différents secteurs. S’agissant d’argent public, il est en théorie possible d’avoir accès aux chiffres exacts par le biais d’un portail internet dédié. C’est ce à quoi se sont attelées des équipes de militants d’AnimaNaturalis. Ils ont mené une enquête approfondie dans toutes les municipalités d’Espagne pour découvrir quels montants ont bénéficié au maintien et aux subventions de festivités cruelles avec des animaux. Chacune des mairies a été contactée.
Le chiffre pour la Communauté de Madrid s’élève à près de 2 millions d’euros. La vraie somme pourrait être plus élevée puisque plusieurs communes ont refusé de fournir les informations demandées. AnimaNaturalis a engagé des actions en justice pour les récupérer. De même, des subventions de près de 300 000 euros ont été versées en Euzkadi (Pays Basque espagnol), 900 000 euros par la communauté de La Rioja, et un total vertigineux de 37 millions d’euros par la région de Valence. L’enquête se poursuit.
Ces perfusions massives suffiront-elles à relancer l’industrie moribonde des corridas, qui voit arriver le spectre d’une troisième année de restrictions sanitaires et le désintérêt croissant de son public maigrissant qui a bien d’autres priorités dans le marasme ambiant ? Ou la corrida vit-elle enfin ses derniers jours en Espagne, pour raison d’effondrement économique, faute de pouvoir l’abolir dans ce pays où son existence est garantie par la Constitution ?
Nous espérons, pour toutes les victimes passées et à venir de cette barbarie, que l’agonie sera rapide et définitive.
L’auteur tient à remercier chaleureusement Martine Danaux, Jean-Paul Richier, Denis Boulbès, le collectif Cazarrata et l’association internationale AnimaNaturalis pour leurs contributions précieuses à différents aspects présentés dans cet article, ainsi que Thierry Hély, président de la FLAC, pour son soutien indéfectible.
Roger Lahana
Président de No Corrida
Secrétaire fédéral de la FLAC (Fédération des Luttes pour l’Abolition des Corridas)
Référent pour la France du Réseau International contre la Tauromachie
Membre plénier de la World Federation for Animals
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Boulbès
17 janvier 2022 à 12h26
De quoi se réjouir, en effet. Mais prudence. Ce spectacle se soutient du plaisir qu’y prennent les spectateurs, et en bon lacanien je dirai que la manifestation de cette jouissance pulsionnelle écrête les défenses morales du sujet, sujet qui en quelque sorte s’évanouit et ne peut s’empêcher de se perdre dans les délices préparatoires de l’orgasme attendu. Toute la littérature taurine le prouve sans aucune ambigüité. Le sujet méritera plus ample développement. Les outils que propose la tauromachie visent tous à mettre le spectateur en situation de plaisir, et partant à détourner son regard objectif sur la réalité des scènes vues. Il en va de même au théâtre, mais dans les arènes les épées ne sont pas de bois. La cérémonie, et la langue sont les principaux de ces outils. La cérémonie, le rite, et le rituel officiel qui le porte : les costumes, les accessoires, la musique, le défilé, l’offrande, l’ordre immuable de la torture, les règles à respecter, les récompenses, le classement, et les déclinaisons qui en résultent. La langue : tout le vocabulaire de la tauromachie (extrêmement fourni) porte un caractère initiatique, avec même des touches d’ésotérisme ; elle permet de bercer d’illusions le lecteur, d’amalgamer toutes sortes de notions qualitatives, de parler de beauté, d’art, de courage, de culture, sur la base d’approximations, de convenances, de duperies, en somme de toutes les procédés bien connus du marketing (je ne dis pas de la politique. La lecture de tous les compte rendus de corridas et des argumentaires taurins le prouve là encore sans ambigüité. Est-ce à dire que l’érosion dont vous parlez est inéluctable ? C’est parier contre une force organisée, implantée quasi officiellement, et parier pour la conscience et la lucidité contre une économie de jouissance qui se crispe sur elle-même. De tout coeur, je souhaite que vous ayez raison !