Education des adultesNuméro 5Questions à Madame Corine Pelluchon, philosophe et amie des animaux voire guide spirituel

Savoir Animal15 octobre 20218 min

Corine Pelluchon est professeure de philosophie à l’université Gustave Eiffel et en détachement actuellement en Allemagne dans un institut de recherche consacré aux transformations sociales et écologiques de nos sociétés. La question animale est l’un de ses domaines de compétences. De nombreux livres sont connus du grand public dont Manifeste animaliste : politiser la cause animale ( Alma éditeur, 2017). Quatre ans après, il est réédité par les Editions Rivages. Il s’agit d’une belle occasion de poser des questions au professeur Corine Pelluchon.

Vous écrivez que vous n’avez pas de préférence politique, pour autant à l’utilisation du mot Manifeste en titre et à la lecture de certains passages, au siècle dernier, on aurait pu vous qualifier de marxiste, qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas parce que j’emprunte le genre du Manifeste, que Marx n’est par ailleurs pas le seul à avoir, que je suis marxiste. Je m’explique dans la postface sur le sens de ce style littéraire très particulier qu’est le manifeste et sur le fait que le « Manifeste animaliste » que j’ai écrit vise à rassembler, non à diviser. En outre, on peut adresser des critiques sévères à l’encontre du capitalisme, surtout en pensant à ce qu’il est devenu, sans être marxiste. Enfin, je m’efforce dans tout mon travail de penser, non de donner des arguments pour un parti politique, quel qu’il soit. L’engagement philosophique n’a rien à voir avec l’idéologie et, dans ce livre, je tente de montrer que la cause animale est universelle, qu’elle nous concerne tous. Sans compter qu’à mes yeux, les entrepreneurs, l’industrie de la mode, l’alimentation, sont invités à prendre leur part dans le vaste mouvement qui doit conduire à un changement de modèle de développement conduisant à plus de justice pour les humains et les animaux.

Pensez-vous que les animaux ont, voire doivent avoir une couleur politique ?

Les animaux ne votent pas, et la question animale, comme je ne cesse de le dire dans ce Manifeste, concerne ou doit concerner tous les partis. Bien sûr, un système fondé sur le profit et qui commande l’exploitation illimitée de la nature et des autres vivants ne peut pas être compatible avec le bien-être animal. Dans un tel modèle, les animaux ne sont que des ressources et on les exploitera sans tenir compte de leurs besoins éthologiques et de leur subjectivité. On les transformera en machines à produire du lait, de la viande, et, pour réduire le coût de revient, on entassera par milliers les poulets, les cochons, en leur imposant une vie de misère. Dans ce livre, je ne fais pas de politique au sens politicien du terme. Je donne des outils pour politiser la question animale, c’est-à-dire pour que les règles de la coexistence entre nous et les différents types d’animaux soient plus justes, qu’elles ne soient pas à notre seul avantage, mais prennent aussi en considération ce dont ils ont besoin pour s’épanouir.

Nous partageons la Terre, le foyer des terriens ou oikos ( qui a donné écologie) avec les animaux, et leurs besoins de base ainsi que leur subjectivité, le fait qu’ils existent et vivent leur vie à la première personne, assignent des limites à notre droit de les utiliser comme bon nous semble.  Dans ce Manifeste comme dans l’ouvrage antérieur qui en est le fondement, « Les Nourritures. Philosophie du corps politique » ( Seuil, 2015, Points-Essais, 2020), je donne à cette communauté mixte de fait ou zoopolis un contenu politique en insistant sur les conditions nous permettant d’intégrer dans une théorie politique globale les intérêts des humains et des animaux. J’insiste aussi beaucoup sur l’asymétrie existant entre eux et nous : car les animaux ne peuvent pas porter eux-mêmes leurs intérêts sur la place publique ; ils ne peuvent pas modifier les règles afin que l’on tienne compte de leur habitat, de leurs besoins de base, etc. Il faut que des humains dévoués à cette cause convainquent d’autres humains, dont certains vivent de l’exploitation animale, que la justice implique de prendre au moins en compte certains besoins de base des animaux.

Autrement dit, la question est de savoir comment, dans une démocratie, c’est-à-dire dans un régime politique fondé sur le pluralisme, sur l’acceptation de la diversité des points de vue et la conflictualité, on peut parvenir à des pistes communes améliorant vraiment la condition animale. Comment créer des accords sur fond de désaccords ? Quelle stratégie utiliser et quelles pratiques, concrètement, peuvent être supprimées ou seulement améliorées ? Quelles sont les priorités ? Comment peut-on parvenir à un consensus, difficile, mais nécessaire, pour reconnaître que certaines pratiques n’ont plus lieu d’être ? Comment accompagner un mouvement que j’inscris dans l’histoire et dont je montre l’irréversibilité ? Comment aider les personnes qui vivent encore de l’exploitation animale à se reconvertir ou à faire les aménagements nécessaires ? Je détaille ces points en prenant des exemples très concrets dans la troisième partie de ce livre. Transition, reconversion et innovation sont les mots-clefs de cette stratégie visant à faire entrer la condition animale en politique, ce qui suppose d’avoir une approche pragmatique et généreuse, mais n’exclut pas de viser à long terme une société sans exploitation animale.

A qui s’adresse votre Manifeste  ?

A tout le monde. Pas seulement aux militants qui défendent les animaux, mais également aux personnes qui sont perplexes, parce qu’elles savent bien que nous infligeons des souffrances abominables aux animaux, mais ne savent pas trop comment faire ni quoi penser dans le détail. Il s’adresse enfin à tous les représentants politiques qui eux aussi sont perplexes, parce qu’ils se rendent compte que la société civile attend certains changements, mais qui se demandent comment tenir compte des différents points de vue et qui pensent que ces sujets sont trop polémiques.

Ce livre a d’abord une visée pédagogique : il s’agissait de faire le point sur les différentes étapes de l’éthique animale, de définir les concepts majeurs. A ce sujet, je rappelle qu’il y a un glossaire avec 21 termes dont la lecture permettrait d’éviter les contresens colportés çà et là sur le spécisme, l’antispécisme ( qui ne sont pas au demeurant au centre de mon approche de la question animale). Dans la première partie, je montre de quoi la cause animale est le nom, pourquoi elle a une profondeur et une universalité, et pourquoi elle est révélatrice de ce que nous sommes. La dimension stratégique de la cause animale est l’un des enjeux de cette première partie dans laquelle je dis aussi pourquoi elle est également le fer de lance d’un mouvement plus profond que j’appelle l’âge du vivant et qui va de pair avec le vœu de promouvoir un modèle de développement écologiquement plus soutenable et plus juste et de vivre mieux.

Dans la deuxième partie, je montre que, contrairement aux premiers représentants de l’éthique animale, il importe aujourd’hui de passer de la dénonciation à des propositions, et de préciser ce que serait la prise en compte, en politique, de la question de nos rapports aux animaux. Quels concepts sont au cœur de cette politisation de la cause animale ? Pourquoi la question de la justice envers les animaux intègre et dépasse la question de savoir quels droits leur accorder? Que signifie « accorder des droits aux animaux » et comment le faire ? Je dis aussi pourquoi c’est Abraham Lincoln qui m’a inspirée dans ma stratégie, ce qui ne signifie pas du tout que je confonde la cause animale avec l’abolition de l’esclavage.

Enfin, dans la troisième partie, je reviens sur les pratiques impliquant l’exploitation animale, parle de la captivité, de la fourrure, de la chasse à courre, de l’expérimentation animale, de la corrida, du foie gras, de l’élevage, et fais le point sur les problèmes spécifiques que pose chacune de ces pratiques, en disant aussi pourquoi telle pratique doit être supprimée, pourquoi telle autre, dans l’état actuel des choses, peut seulement être améliorée, compte tenu du contexte économique et social. Cette troisième partie pourrait inspirer certains décideurs, et cela a été le cas, qu’ils me citent explicitement ( il y a des politiques honnêtes ) ou qu’ils reprennent sans me citer mes idées ( ce qui arrive, le pillage et le plagiat étant, pour certains, une manière de travailler sans se fouler et de fanfaronner en montrant qu’on a pu maîtriser en deux mois ce que quelqu’un a mis dix ou quinze ans à comprendre).

Vous avez publié ce Manifeste en janvier 2017. Qu’est-ce qui a poussé les éditions Rivages à le republier ?

J’ai écrit ce Manifeste pendant l’été 2016 et il est paru en janvier 2017. Je pensais à l’époque que la cause animale serait un des enjeux des élections présidentielles, et je me disais que ce travail pouvait éclairer les différents candidats, sans qu’un parti récupère ce sujet qui est, encore une fois, universel. C’était trop tôt !  La republication chez Rivages de ce Manifeste, auquel j’ai ajouté une longue postface, dans laquelle je fais le point, entre autres choses, sur les raisons des blocages et de l’écart entre la prise de conscience et l’action, la société civile et les représentants, est une manière d’offrir ma contribution à toutes celles et à tous ceux qui aimeraient améliorer la condition des animaux de manière démocratique et pragmatique.

Je ne sais pas si le message sera entendu, car nous vivons à une époque où l’on écoute surtout celles et ceux qui hurlent et ont des positions extrêmes, qui récupèrent un sujet pour se mettre en avant dans les grands médias. Ces derniers contribuent, en déroulant le tapis rouge à des personnalités narcissiques et dominatrices et en nourrissant les polémiques, à la détérioration des débats et même à la destruction de l’espace public. Pourtant, selon moi, même si les sujets associés à nos rapports aux animaux remettent en cause nos habitudes ainsi que des pans entiers de notre éducation et de l’économie, il est possible de s’entendre sur des pistes communes qui changeraient énormément le sort des animaux et seraient positives tant sur le plan sanitaire et environnemental qu’en ce qui concerne les conditions de travail des personnes et les conditions de vie et de mort des animaux. Mais il faut, pour cela, une méthode et un état d’esprit constructif et généreux.

Beaucoup de personnes, y compris des éleveurs, des représentants de la mode, des politiques, que j’ai rencontrés, ont cet état d’esprit constructif. Mais, encore une fois, leur voix est éclipsée par celle de personnes qui sèment la division dans ce domaine comme dans les autres. Si nous ne parvenons pas, en France, à faire entrer la cause animale en démocratie, si nous ne parvenons pas à faire voter des lois justes qui améliorent vraiment la condition animale, si nous restons la lanterne rouge de l’Europe sur ce sujet, ce sera parce que nous n’avons pas la maturité démocratique pour traiter avec rigueur et pragmatisme les grands sujets de notre temps. Ce sera donc de notre faute. Et pas seulement de la faute des lobbys, même si la pression que ces derniers exercent sur les dirigeants n’est plus à démontrer. Mais d’autres pays avanceront, car ce sujet reçoit un intérêt grandissant dans tous les pays industrialisés, et l’Europe peut être, sur ce point, un levier puissant, comme le montrent les deux auteurs d’un très bon livre intitulé l’Europe des animaux ( Alma, 2019).

http://corine-pelluchon.fr/

Dernières parutions:

“Les Lumières à l’âge du vivant”, Seuil 2021.
“Éthique de la considération”, (2d éd., avec une postface inédite), Points-Essais, 2021.

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