Education des adultesNuméro 4Questions à Jessica Serra

Savoir Animal15 juillet 20217 min

Jessica Serra est l’auteur de La bête en nous (humensSciences), nous avons eu la chance de pouvoir lui poser quelques questions.

Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?

Je suis éthologue, spécialiste de la cognition animale et auteure. Je travaille en tant que directrice de collection pour la maison d’éditions Humensciences. J’ai nommé cette nouvelle collection « Mondes Animaux » en hommage à Jakob von Uexküll, auteur de « Mondes Animaux et monde humain », un livre qui a bouleversé la science. La représentation mentale que nous nous faisons du monde est une création cérébrale résultant de notre perception sensorielle. Or notre vue, notre odorat, notre goût, notre perception tactile, notre ouïe, notre cerveau sont spécifiques à notre espèce. Chaque espèce animale a ses propres sensorialités et construit ainsi sa propre représentation du monde. Ce qui relativise notre perception du cosmos ! Et nous incite à décentrer l’Homme de l’Univers.

Entre l’homme et l’animal, qui est le plus humain ?

C’est une très jolie question, car elle souligne à quel point être « un homme » ne signifie pas être « humain ». Selon moi, être « humain », au-delà d’appartenir à l’espèce Homo Sapiens, c’est aussi faire preuve d’empathie et de sensibilité, ce dont les animaux sont capables, tout comme nous. A la lumière des dernières découvertes sur les émotions et l’intelligence animales, les barrières que nous avons construites depuis des millénaires entre l’Homme et l’animal s’effondrent, et l’on ne peut être que bouleversés de constater à quel point nous maltraitons les non-humains et plus généralement le vivant.

Tant que nous demeurerons dans une vision anthropocentrée du monde, nous continuerons à tendre vers « l’inhumain ». Cette déchirure entre l’Homme et l’animal prend racine il y a des millénaires, lorsque nos ancêtres, s’arrachant à la religion primordiale (où le divin s’incarnait dans les esprits des bêtes) éprouvèrent le besoin de s’identifier aux dieux qu’ils avaient créé. Se différencier de la « masse bestiale » a permis de se conforter dans l’illusion d’être infiniment plus important aux yeux des/du Dieu(x) que les autres créatures terrestres, pour ne pas retomber, au soir de notre vie, dans la poussière. Conjurer nos angoisses existentielles, lutter contre l’absurdité de l’existence en sacralisant à l’extrême l’Homme et en désacralisant les bêtes. Jusqu’à atteindre des summums dans l’exploitation du vivant…

Mais si nous sommes capables du pire, ma nature optimiste m’incite à penser que nous sommes aussi, aujourd’hui plus que jamais, en mesure de renverser notre mode de pensée pour tendre vers plus d’humilité. Si nous mettons nos croyances invisibles de côté, tout nous rappelle notre animalité, dans ce qu’elle a de plus noble. Nous nous remémorons alors, avec une grande émotion, qu’au-delà de notre filiation commune, nous sommes liés aux animaux dans une communauté de destins ; puis avec effroi que l’extinction des espèces animales sera aussi celle de l’Homme.

Sommes-nous tous des animaux ?

Bien sûr que nous sommes toujours des animaux ! Cette affirmation scientifique est vécue par certains comme une véritable insulte. Insulte d’autant plus insoutenable si vous ajoutez que nous sommes des singes ! Car l’image que nous renvoient nos plus proches cousins les chimpanzés, en nous ressemblant « terriblement », est celle de notre animalité dans tout ce que nous lui trouvons d’insupportable. L’instinct, les passions incontrôlables, le plaisir des sens transgressent les lois divines. Ce miroir animal, que j’ai volontairement choisi comme couverture de mon ouvrage « la bête en nous », nous dérange, nous répugne aussi.

Mais c’est oublier que ce qui définit notre humanité, à savoir notre intelligence, nos émotions ou notre empathie sont en réalité l’émouvant témoignage de notre héritage animal.  Accepter la « bête » qui est en nous n’a alors plus rien de dépréciatif. Elle permet d’apprendre à mieux nous connaître, à accepter que nous sommes toujours assujettis à un certain nombre de besoins premiers sans que ces derniers ne soient perçus comme vils ou sales. Mais je laisse le soin à mes futurs lecteurs de découvrir à travers mon ouvrage tout ce qui fait de notre animalité le « formidable alphabet » de nos comportements humains.

Comment rendre heureux un animal ?

Cela dépend. Je répondrais qu’un animal sauvage heureux est un animal pouvant vivre sur son territoire sans que l’Homme n’ait à interférer à quelque niveau que ce soit. Le réensauvagement, la création de « véritables » réserves naturelles sont des initiatives vitales pour préserver la biodiversité. En d’autres termes, un animal sauvage heureux est un animal qui vit dans un territoire où l’Homme n’est pas (à l’exception des quelques communautés indigènes pacifistes) !

En ce qui concerne les animaux domestiques, c’est une tout autre question. En voulant contrôler la Nature, nos ancêtres ont créé une relation d’avilissement avec certaines espèces, d’affection avec d’autres, parfois un peu des deux. Dans le premier cas, il est primordial de réapprendre à respecter les besoins éthologiques des animaux : leur procurer du confort, un espace vital suffisant, cesser de nier l’existence de leur vie émotionnelle et de leur intelligence. Priver une vache de son veau -et vice versa-, castrer des porcelets sans anesthésie, entasser des poules dans une cage, égorger des milliards d’animaux à vif, c’est tout un système économique qu’il nous faut revoir, et, surtout… un mode de consommation. Nous manquons cruellement d’empathie dès lors que nous catégorisons l’animal dans la case « utilitaire », et nous fermons les yeux sur les pratiques barbares en rationalisant : « les bêtes sont là pour nous servir ». Mais si nous parvenons à laisser de côté ce système de croyances anthropocentré, il nous faut nous rappeler que le consommateur a le pouvoir de « driver » le système. Sans achat d’un produit, ce dernier sera voué à disparaitre, et toute la chaîne d’exploitation qui y est liée.

A contrario, nous adoptons une relation étonnante avec nos animaux de compagnie, en les considérant comme des membres de la famille. Chiens et chats viennent combler des attentes affectives grandissantes dans des sociétés de plus en plus individualistes. Reste qu’il y a une différence entre « aimer » et « savoir aimer » un animal. Tout thérapeute de couple vous explique que pour « savoir aimer » son partenaire amoureux, il faut respecter l’autre dans ses différences, dans son individualité. Je dirais que malheureusement beaucoup de propriétaires anthropomorphisent à l’extrême leur chat ou leur chien en oubliant que leurs besoins ne sont pas identiques aux nôtres, ni à ceux d’enfants humains. J’ai par exemple observé des propriétaires de chats possédant un jardin interdire l’accès à leur animal par peur qu’il ne lui arrive quelque chose. D’autres punissent Félix ou Médor parce qu’ils lui prêtent des intentions humaines, voire machiavéliques…Rendre heureux son animal de compagnie, à mon sens, c’est d’abord apprendre à respecter ses besoins de chat, ou de chien, en cessant de vouloir le modeler à notre image. Mais rien ne nous empêche de l’aimer, infiniment, en se rappelant, toujours, combien il est important de vivre pleinement sa vie de félin ou de canidé !

La violence n’est pas exclusivement humaine, seul le viol l’est, c’est bien cela ?

On retrouve les comportements agressifs chez un grand nombre d’espèces animales. Mais si l’hostilité entre mâles ou groupes rivaux est assez répandue, ces comportements conduisent rarement à la mort. Quelques exceptions cependant, notamment chez les fourmis et les chimpanzés !

Les premières excellent dans l’« art » de la guerre. Elles utilisent des modes d’attaque variés, présentant des ressemblances frappantes avec nos propres stratégies militaires. A la manière de soldats humains, elles combattent pour un territoire, de la nourriture, et même pour obtenir de la main d’œuvre fraîche, en utilisant leurs adversaires comme esclaves. Elles n’ont aucune pitié pour la partie adverse. Mais les êtres humains sont si éloignés d’un point de vue génétique de ces insectes sociaux qu’il est compliqué d’inférer les comportements des premiers par rapport aux seconds.

Quant aux chimpanzés, c’est à la primatologue anglaise Jane Goodall que l’on doit une découverte majeure sur le sujet, lorsqu’elle décrivit chez eux un côté obscur insoupçonné. Elle observa dans l’une des communautés qu’elle étudiait une fracture sociale qui conduisit à une véritable guerre entre les deux groupes, se traduisant par des meurtres, l’enlèvement de femelles et de féroces batailles. Mais l’agression chez les chimpanzés ne se manifeste pas seulement face à une communauté rivale. Des meurtres ont aussi été décrits entre mâles du même groupe, rares mais d’une cruauté inouïe.

Qu’on le compare aux chimpanzés ou aux fourmis, l’Homme est sans conteste l’espèce la plus violente du règne animal. Homo Sapiens, en créant des armes, a bouleversé la donne. Comme l’énonça Konrad Lorenz : « l’Homme qui appuie sur un bouton est protégé des conséquences perceptives de son acte » ; en d’autres termes, nous ne mesurons plus autant la cruauté de la mise à mort depuis que nous n’arrachons plus des membres à coups de mâchoire.

Concernant le viol, bien sûr les animaux peuvent utiliser la force et la violence pour s’accoupler. Qui n’a jamais vu un colvert agresser une femelle en vue de copuler ? Chez les animaux, les éthologues préfèrent parler de « coercition sexuelle » car nous n’avons pas d’étude à ce jour évaluant les émotions ressenties par une femelle subissant un coït non-désiré, même si l’instant paraît dénué de plaisir… Ici se pose la question essentielle de la conscientisation par le « violeur » de la douleur qu’il provoque chez le sujet « contraint ». Peut-on incriminer un animal s’il n’a pas conscience d’avoir mal agi ? C’est pourquoi le terme « viol » ne me semble approprié que chez l’Homme, qui, lui, conscientise parfaitement le traumatisme infligé.

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