Numéro 7Animaux sauvagesAu temps des loups cerviers

Jacques Baillon15 avril 202213 min

Extraits de Jacques Baillon : «  Le lynx et autres chats » Thebookedition.com  Mai 2021.

Au début de l’ère chrétienne Pline l’ancien dans son « Histoire naturelle » où il fit l’inventaire des connaissances naturalistes de l’époque, et Aristote, vont être les premiers à s’intéresser au lynx en le nommant loup-cervier (lupus cervarius). C’est de cette époque que date la double appellation, lynx ou loup-cervier, et qui explique la confusion entre ces deux noms qui a encore parfois cours aujourd’hui.

Pour Pline l’ancien, le loup cervier qui a la robe tachetée comme une panthère fut utilisé à Rome pour les jeux du cirque et le lynx est une créature fabuleuse venue d’Ethiopie (lincum).

Aristote quant à lui, pense que les loups cerviers naissent des amours illicites de la lionne et du léopard (pardus) créatures qu’il semble par ailleurs différencier des « thos » ou « lynx du nord », « espèces de loups qui sont en hiver hérissés d’un poil qui tombe en été ».Il remarque encore que le lynx mâle « urine par derrière comme le lion, le chameau, et le lièvre ».

Ces premières considérations furent ensuite reprises au fil du temps par beaucoup d’autres chroniqueurs comme Oppien d’Apémée, au début du III ème siècle, qui parle dans ses écrits sur la chasse de deux races de loup-cervier, « les uns plus grands qui chassent et attaquent les daims et les cerfs, les autres plus petits qui ne chassent guère qu’au lièvre ». On retrouvera cette différenciation entre gros et petits loups cerviers jusqu’au XVIII ème siècle, notamment chez les auteurs cynégétiques.

Il serait évidemment hasardeux aujourd’hui d’apporter quelque crédit à ces propos des temps anciens pour comprendre quel animaux elles mettent en scène, la réalité observée se mêle souvent à l’imaginaire ou à la fantaisie de l’auteur. Il reste qu’une œuvre unique comme l’Histoire Naturelle de Pline nous éclaire utilement sur les espèces animales de leur époque en même temps qu’elle permet de cerner l’origine, l’étendue, la nature et les défaillances de leurs savoirs. Il faut bien sûr avoir à l’esprit que les bestiaires médiévaux ne sont pas des ouvrages de sciences naturelles ; certes ils parlent d’animaux mais ils servent avant tout à célébrer les valeurs morales, Dieu, et la religion.

Les croyances, superstitions et autres récits chimériques vont également accompagner toute l’histoire du lynx. Pour les anciens, l’animal est cruel et sanguinaire. Ainsi, c’est encore Pline qui rapporte que l’urine du Lincum se cristallise en pierre précieuse appelée lincurium. « Les lynx savent très bien ce que devient leur urine, et par jalousie, la recouvrent de terre, ce qui a pour effet de la solidifier plus vite ». Pour Brunetto Lattini, philosophe du XIIIème siècle, « la vue de cet animal est si perçante que ses yeux traversent les murs et les montagnes » et le bestiaire d’Ashmole, au XIIIème siècle note que les bonds du lynx sont « redoutables et mortifères ».

C’est avec le célèbre chasseur Gaston Phébus (XIVème siècle) que l’on commence à percevoir le lynx d’une manière plus moderne. Celui qui fut la référence cynégétique de premier plan de ces époques lointaines nous explique doctement qu’un loup qui monte dans un arbre, c’est un lynx :

« Il y a diverses espèces de chats sauvages : spécialement il y en a qui sont grands comme des léopards, et on les appelle tantôt loups cerviers, tantôt chats-loups : et c’est mal dit, car ils ne sont ni loups cerviers ni chats-loups, il vaudrait mieux les appeler chats-léopards qu’autrement, car ils ont plus de traits communs avec le léopard qu’avec aucune autre bête. Ils vivent de ce dont les chats vivent, sauf qu’ils prennent des poules et des oies et une chèvre ou une brebis, s’ils la trouvent toute seule, car ils sont aussi grands qu’un loup et ont aussi la forme d’un léopard, sauf qu’ils n’ont pas si longue queue ; un lévrier tout seul ne se pourrait prendre à l’un de ces chats et le retenir ; il prendrait plutôt un loup qu’un chat, car ils ont les ongles comme un léopard et, en outre, très mauvaise morsure. On les chasse peu et si ce n’est pas hasard ; et si les chiens en trouvent un d’aventure, il ne se fait pas longtemps chasser, mais aussitôt se met en défense ou monte sur un arbre ».

Il est amusant de noter qu’au début du vingtième siècle la connaissance de ce trait de comportement persiste. Ainsi Les annales de la Société d’Histoire naturelle de Toulon mentionnent encore en 1911 quelques rares rencontres avec le lynx comme en forêt de Brouis « où les bergers l’appellent le loup qui monte dans les arbres ».

Quant à Buffon, au XVIIIème siècle il émettra l’hypothèse que c’est le hurlement du lynx « qui ressemble en quelque sorte à celui du loup » qui a fait qu’on l’ait appelé « loup cervier », puis, prudent, il jette l’éponge : « Ne seroit-il pas plus simple, plus naturel et plus vrai de dire qu’un âne est un âne, et un chat un chat, que de vouloir, sans sçavoir pourquoi, qu’un âne soit un cheval, et un chat un loup-cervier ? [1]».

Les méfaits réels ou présumés des animaux sauvages vont largement inspirer les chroniqueurs et le loup cervier en aura sa part. A Fontainebleau par exemple, on peut encore voir, dans la galerie du château, une curieuse fresque représentant un notable bien en cour, Sébastien de Rabutin occupé à occire un « loup cervier » accusé d’avoir commis quelques dégâts aux alentours dans la population. La représentation qui est faite de cet animal ne laisse pourtant aucun doute nonobstant les étranges zébrures qu’il porte sur le dos : il s’agit manifestement bien d’un canidé et non d’un félin.

Louis Lavauden, dont les recherches sur l’histoire du lynx en France font encore autorité parle de ce tableau dans le bulletin de la Société scientifique du Dauphiné[2] : « Le peintre n’a pas dû être témoin de ce fait. Le loup cervier, notamment, n’a pas été peint d’après nature, il est représenté sous la forme d’un loup à fourrure de tigre et de fort grande taille. Le costume du chasseur présente aussi certaines singularités, on peut même dire certaines anomalies, les chausses, la toque et surtout la fraise appartiennent au règne de Henri III et non à celui de Henri II. En outre, la cuirasse, formée d’écailles à recouvrement est d’un modèle purement fictif, inspiré de certaines cottes du XIIème siècle. On peut donc tenir pour certain que si l’évènement représenté et authentique, la peinture est fort extérieure à cet évènement ».

Pourtant, beaucoup d’auteurs reprendront ce haut fait d’armes de Sébastien de Rabutin en y ajoutant parfois des détails propres à crédibiliser l’aventure.

Pour André Thevet, qui fut  explorateur et géographe au milieu du XVIème siècle : « Les loups cerviers sont trop plus cruels et furieux que ceux dont nous avons maintenant parlé, et de cette espèce, on en vit un en France, il n’y a pas longtemps, lequel sortant de la forêt d’Orléans au pays de Berri, l’an 1548, dévora plusieurs personnes, lequel fut tué par un gentilhomme huissier de la chambre du Roi, nommé Sébastien de Rabutin, seigneur de Savigny Or, n’était toutefois le dit loup , comme le dit seigneur m’a dit, moy étant à Fontainebleau, l’an 1554, semblable à nos loups communs, mais ayant le poil tirant sur le léopard [3] ».

En 1867, le philologue Ludwig Friedländer, reprenant les écrits de Pline explique qu’aux jeux du cirque, à Rome « on pouvait voir le « chama » des Gaules, ou rufius dans l’idiome de ce pays, de la forme du loup et moucheté comme une panthère. Cet animal, dont César avait probablement fait cadeau à Pompée, et que les Romains appelaient aussi lupus cervarius, n’était, comme on voit, autre que le loup cervier, dont l’espèce s’est perdue en France, mais qui existait encore dans la forêt d’Orléans en 1548[4]». A noter que d’autres sources situèrent l’exploit de Sébastien de Rabutin, non en forêt d’Orléans mais en forêt de Milly : «  J’étais hier au diner du roi, (…) lequel me parlant du combat de Sébastien de Rabutin, bâtard de notre maison, contre un loup cervier qui était dans la forêt de Milly me demanda ce que c’étoit [5]Quoi qu’il en soit, Sébastien de Rabutin eut l’honneur de voir son acte de chasse honoré par le Roi lui-même : « cette action plut si fort au Roy qu’il fit peindre le dit Sébastien dans la salle des Suisses de Fontainebleau, sur lequel portrait on a fait cette copie [6] ».

En 1564, Jean de Marconville, avait avancé une explication quelque peu différente, dont il est évidemment impossible d’apprécier la part de vérité, sur l’origine de cette « beste » : « on dit que l’empereur des turcs, Soliman,  par grande solidarité, avait envoyé au Roi de France François,  Ier de ce nom, quelque nombre de léopards, onces et autres bêtes, non seulement sauvages mais aussi cruelles, et qu’il en échappa à ceux qui les amenaient au Roi  une ou deux, dans la forêt d’Orléans, qui firent les dommages susdits [7] »

En 1781, l’affaire sera reprise par Paulmy d’Argenson qui ajoutera au passage quelques lions et tigres et étendra leur rayon d’action à la Beauce : « Le Monarque Ottoman envoya à l’Empereur François une grande quantité de bêtes féroces, lions, tigres, léopards, etc. Malheureusement ceux qui conduisaient ces animaux, les laissèrent échapper dans la forêt d’Orléans, et ils firent un désordre affreux dans la Beauce et les pays circonvoisins. Par bonheur, le climat de la France étant trop froid, ils n’y purent perpétuer leur espèce [8]  ».

Si l’on suit l’hypothèse de Jean de Marconville et de ses successeurs, le phénomène actuel des « espèces invasives » était donc déjà connu au XVIème siècle ! A moins que la relation de cette affaire de léopard turc n’ait eu quelque obscure raison sociale ou politique, une sorte d’ours slovène avant l’heure en quelque sorte !

Michel Murger dans son étude sur les félins exotiques [9] évoque cette hypothèse : « Marconville insiste sur la cruauté des léopards évadés. Ce caractère les rendait particulièrement aptes à symboliser la férocité attribuée aux Ottomans, la «cruauté turcique » comme dit Marconville dans un autre passage de son œuvre. Par son alliance avec le croissant, le roi de France n’a t-il pas livré le pays aux ravages de félins que les turcs se plaisaient selon une propagande hostile, à déchainer contre les chrétiens ? » 

Dans son célèbre ouvrage «  la Vènerie »,le veneur Jacques du Fouilloux [10] écrit plus sobrement au XVIème siècle, « cerviers sont chats sauvages, grands comme léopards », mais la palme du pittoresque revient incontestablement à la « Nouvelle Maison Rustique ou Economie rurale, pratique et générale de tous les biens de la campagne » écrite par le Sieur Liger, en 1790 (orthographe modernisée) :

« Le loup-cervier, que quelques-uns confondent avec le linx, est extrêmement faroucheet vorace. Il a la tête petite, les yeux étincelants, la vue excellente, l’air gai, les oreilles courtes, une barbe de chat, les pieds fort velus, le fond du ventre blanc avec quelques taches noires, et les extrémités du poil de dessus le dos tirant fur le blanc, avec des mouchetures fur tout le corps. Ces animaux sont plus communs en Pologne, Moscovie et Suède, qu’ailleurs : ils vivent de chair, surtout de chats sauvages et de cerfs, sur lesquels ils se ruent avec une extrême voracité comme le loup, d’où leur vient le nom de loups cerviers. Ils se cachent quelquefois sur des arbres, et, de là ils se jettent fur les animaux à quatre pieds, leur mangent la cervelle, et leur sucent le sang. Aussitôt que le loup-cervier a pissé, son urine se glace, et il s’en forme une espèce de pierre luisante qui le fait découvrir quand il n’a pas eu le temps et la malice de la couvrir de terre. 11 y a des pays où on les fait bruler tous entiers avec leur peau et on dit que la cendre en est bonne pour arrêter le prurit et la chaude-pisse aux hommes qui en avalent dans de l’eau, et l’ardeur des femmes qui s’en lavent. Quoi qu’il en soit, l’Orléanais ayant été infecté de ces bêtes farouches en 1700, on les détruisit par le fusil [11] ».

 En 1700, Isaac de Larrey s’interroge lui aussi dans son « Histoire de France » sur la nature de ces bêtes présentes en forêt d’Orléans : il parle de « furieux animaux qu’on n’avait point encore vus » puis de « loups cerviers » mais avec une description quelque peu étonnante : « Cet animal est extrêmement féroce et tient de l’ours, du lion et du tigre, dont il a la cruauté et du loup dont il a l’avidité. C’est pourquoi il en porte le nom avec le surnom de cervier parce qu’il est friand de la chair du cerf plus que de toute autre. Quelques-uns le confondent avec le lynx, à cause qu’il lui ressemble par ses poils et par ses taches qui tiennent du léopard, soit à cause de la subtilité de sa vue [12] ».

 D’autres auteurs semblent tout aussi indécis sur la nature de ces carnivores comme Jean Joseph Expilly, en 1768 : « De temps en temps, on en voit sortir des loups cerviers et d’autres bêtes féroces, qui causent bien des désordres dans les campagnes voisines [13] ». Ou encore du Tillet [14] près d’un siècle avant (en 1678) qui mentionne également la présence en forêt d’Orléans de « loups cerviers », mais n’exclue pas qu’il puisse s’être également agi d’autres bêtes puisqu’il écrit : « des loups cerviers et autres bêtes cruelles sortant de cette forêt et s’épandant par la France dévoraient hommes et femmes ». La forêt d’Orléans fournisseur de « bêtes cruelles » pour toute la France ? Cet historien semble manifestement avoir été quelque peu emporté par son élan et avoir inspiré un certain Amédée Pichot qui écrivit en 1825 que les loups « s’étaient tellement multipliés en forêt d’Orléans qu’ils venaient quelquefois dérober les enfans au milieu des rues de Blois [15] ». L’histoire ne dit pas si nos bêtes cruelles, métissées ou non de léopards turcs, s’exportèrent jusqu’en Gévaudan !


[1] Comte de Buffon : Histoire naturelle générale et particulière avec la description du cabinet du Roi, tome 13, 1765.

[2] Louis Lavauden. Essai sur l’histoire naturelle du lynx. Bulletin de la société scientifique du Dauphiné, Grenoble 1929.

[3] André Thévet. Cosmographie du Levant. 1556

[4]Ludwig Friedländer et Charles Vogel. Mœurs romaines du règne d’Auguste à la fin des Antonins. 1867.

[5] Lettre de Bussy à la comtesse de Dalet, 14 octobre 1691 citée par Roger de Rabutin dans Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy avec sa famille et ses amis  (1666-1693) , nouvelle éd. revue sur les manuscrits et augmentée d’un très-grand nombre de lettres inédites » (1858)

[6] Site internet www.bussy-rabutin.com

[7] Jean de Marconville. Recueil mémorable d’aucuns cas merveilleux advenuz de noz ans. Chez Dallier. Paris. 1564.

[8] Marc Antoine René de Voyer de Paulmy d’Argenson. Mélanges tiés d’une grande bibliothèque, volume 20, chez Moutard, 1781.

[9] Michel Meurger : Les félins exotiques dans le légendaire français. Communications. 1990. volume 52 numéro 1. Document en ligne sur le site internet  www.persée.fr.

[10] La vénerie de Jacques du Fouilloux. Poitiers. 1561.

[11] Sieur Liger. La nouvelle maison rustique, ou  Economie rurale, pratique et générale de tous les biens de campagne. Barrois aîné éditeur. 1790.

[12] Isaac de Larrey. Histoire de France sous le règne de Louis XIV. 1734.

[13] Jean-Joseph Expilly. Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, Desaint et Saillant, 1768

[14] du Tillet . Chronique des rois de France. 1678.

[15] Amédée Pichot .Voyage historique et littéraire en Angleterre et en Écosse, volume 1. Ladvocat et Gosselin ed. 1825

Jacques Baillon
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