Les animaux peuvent-ils être sujets de droits ? Pourraient-ils se voir accorder certains droits fondamentaux et protecteurs ? À cette perspective, on objecte souvent que les animaux ne sauraient avoir des droits parce qu’ils ne sont pas rationnels. Ou parce qu’ils sont dépourvus de langage, de conscience, ou de la capacité à nouer un contrat social, par exemple. Si de nombreux arguments philosophiques et scientifiques peuvent être mobilisés pour répondre aisément à ces objections, il suffit souvent simplement de rappeler une évidence en matière de droit positif : les animaux ont déjà des droits.
Ainsi, selon les termes de la Directive 1999/74/CE – et quand bien même elle ne saurait réclamer ce droit pour elle-même – une poule élevée dans l’Union européenne a le droit de disposer de 750 cm2 d’espace de vie. S’il s’agit assurément d’une toute petite superficie – un peu plus que la surface d’une feuille de papier à lettre – gardons à l’esprit que, dans de nombreuses régions du monde, ces oiseaux ne disposent même pas de cet espace minimum. Parmi d’autres normes minimales adoptées pour leur protection, la surface de vie accordée aux poules européennes fait ainsi l’objet d’une réglementation spécifique, notamment en vertu de l’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En effet, ce dernier enjoint les Etats membres à « tenir pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles ».
Un article de loi pionnier
En France, par ailleurs, l’article L214-1 du Code rural et de la pêche maritime exige depuis plus de quarante ans que tout propriétaire d’un animal lui garantisse des conditions de vie« compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. » Lors de sa création en 2008, c’est en référence à cet article que l’association L214 a choisi son nom, notant par ailleurs le décalage entre les termes de l’article – codifié dès 1976 – et la réalité des conditions de détention ou d’utilisation des animaux, en élevage notamment.
Cet article L214-1 découle de la loi n° 76-629 relative à la protection de la nature, qui est adoptée le 10 juillet 1976, et qui consiste en un vaste texte composé de 43 articles répartis en 6 chapitres. Il est intéressant de noter que, dans un premier temps, le projet de loi qui est discuté ne s’intéresse aux animaux qu’indirectement, au titre de la conservation des espèces. Cependant, le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, Roland Nungesser, décide de l’enrichir de plusieurs dispositions qui protègent les animaux individuellement. Ces ajouts sont inspirés de la Charte de l’animal, un recueil de propositions législatives déposé par la députée et présidente de la SPA Jacqueline Thome-Patenôtre en 1972, et issue des réflexions du groupe parlementaire sur la protection de l’animal à l’Assemblée nationale. Pour le rapporteur du texte, l’animal doit être « protégé en tant que tel et pour lui-même[1] ».
Ainsi, parmi d’autres articles protecteurs adoptés à cette occasion, l’article 9 de la loi du 10 juillet 1976 affirme un principe de protection des animaux dont la formulation est à la fois très générale et – pour la première fois – centrée sur le ressenti des animaux eux-mêmes : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». C’est cet article 9 qui intègre le Code rural et de la pêche maritime, codifié sous le nom de l’article L214-1.
Avec cet article novateur, la France devient le premier pays au monde – semble-t-il – à reconnaître la sensibilité des animaux dans son arsenal juridique. Dans la formulation du texte de loi, il est intéressant de noter la référence à la physiologie, à la sensibilité. Ainsi, l’une des grandes forces de cet article repose sur le lien de cause à effet qu’il introduit entre la qualité d’être sensible et l’impératif de protection qui est dû aux animaux pour cette raison. Pour le formuler autrement, c’est précisément parce que les animaux sont sensibles qu’il incombe à ceux qui en détiennent de leur garantir des conditions de vie attentives à leurs besoins.
Des êtres sensibles
La notion de sensibilité est ainsi au cœur de la question animale. En effet, la sensibilité nerveuse (les sensations physiques) recouvre une réalité physiologique que nous partageons avec les autres animaux. Accolé au vocable sensible, la notion d’être renvoie, en outre, à une dimension ontologique de la sensibilité, en affirmant l’existence d’un sujet sensible. Le combo être + sensible souligne ainsi que c’est à la première personne que nous faisons l’expérience sensible du monde qui nous entoure. Animaux humains on non-humains, nous nous vivons à chaque instant conscient comme les sujets de nos propres sensations.
Nous avons en commun d’attribuer à nos informations sensorielles une valeur (positive, négative, neutre). Nous y réagissons par des comportements qui cherchent à prolonger ou reproduire sciemment les sensations agréables et éviter les expériences douloureuses. Anticiper d’expérience le pincement de la clôture électrique, reculer devant le fouet du dresseur de cirque, savourer les rayons du soleil, faire des roulades dans l’herbe, se blottir dans la chaleur affectueuse d’un parent, s’inquiéter lorsqu’il est hors de vue : comme nous, les autres animaux mémorisent leur vécu sensoriel, développent des préférences personnelles, anticipent des situations et font des choix en vertu de sensations et d’expériences passées ou à venir.
De l’histoire ancienne
Loin d’être une lubie moderne de citadins aisés ou oisifs, la cause animale puise dans des racines philosophiques anciennes. À la question de savoir si les animaux peuvent être sujets de droits dans la cité, Aristote soutient dès la Grèce antique qu’étant dépourvus de raison (âme rationnelle), les animaux ne peuvent être sujets de droits ou s’en voir attribuer. Parmi ses propres disciples, Théophraste rétorque d’abord qu’il est faux que les animaux ne raisonnent pas, ensuite que ce n’est pas cela qui compte mais, précisément, le fait qu’ils soient sensibles (âme sensitive).
De nombreux siècles plus tard, en réponse à Descartes suggérant que les animaux s’apparentent à des automates dépourvus de pensées et de subjectivité, Etienne Bonnot de Condillac défend leur sensibilité : « Il est impossible de concevoir que le mécanisme puisse seul régler les actions des animaux. Il y a autre chose dans les bêtes que du mouvement. Ce ne sont pas de purs automates : elles sentent. Que si elles sentent, elles sentent comme nous », dit Condillac[2], tandis que Voltaire tance directement le philosophe et ses héritiers en pensée : « Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? A-t-il des nerfs pour rester impassible[3] ? »
En 1752, les Lettres philosophiques de Pierre Louis Moreau de Maupertuis – mathématicien, astronome et biologiste qui répandit en France la théorie de la gravitation universelle de Newton – contiennent une lettre intitulée Du droit sur les bêtes, où il dénonce la cruauté envers les animaux : « Il me semble qu’on a une raison plus décisive pour ne point croire permis de tuer ou de tourmenter les bêtes : il suffit de croire, comme on ne peut guère s’en empêcher, qu’elles sont capables de sentiment.[4] »
Chez Rousseau [3], la réflexion sur la sensibilité des animaux et les responsabilités qu’elle induit s’inscrit dans un discours plus général sur les inégalités et sur la priorité de la sensibilité sur la raison en tant que critère moral : « Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre.[5] »
Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, le philosophe anglais Jeremy Bentham est un défenseur de la liberté individuelle, de la liberté d’expression, de la séparation de l’Église et de l’État, du droit au divorce, de la décriminalisation des rapports homosexuels, de l’abolition de l’esclavage, de l’abolition de la peine de mort, et de l’abolition des peines physiques, y compris pour les enfants. Proche des révolutionnaires français de son temps, Bentham pousse par-delà la frontière d’espèce la réflexion qu’il mène alors sur les fondements de l’égalité de droits entre humains. Réfléchissant à la possibilité d’accorder aussi des droits aux animaux dans un futur lointain, il note que la question à se poser – à leur sujet comme au nôtre – serait alors la même : « La question n’est pas de savoir s’ils peuvent parler ou s’ils peuvent raisonner, mais s’ils peuvent souffrir ?[6] »
Biens doués de sensibilité, ou êtres sensibles appropriés ?
En 2015, malgré une forte opposition du monde de l’élevage, de la chasse et des industries animales, un amendement historique – à l’initiative de la Fondation 30 Millions d’Amis et porté par l’ancien Ministre de l’Agriculture Jean Glavany – se voit adopté à l’Assemblée nationale. L’article 515-14 aligne désormais le Code civil sur le Code rural en des termes contradictoires : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens. » Ainsi, dans le même mouvement, le Droit français reconnaît la sensibilité des animaux comme une évidence scientifique, tout en garantissant que les utilisations économiques qui les contraignent, leur nuisent ou leur coûtent la vie peuvent se perpétuer.
Dans ce contexte, il importe de porter la considération envers la sensibilité des animaux comme un étendard, et d’en faire un thème prioritaire dans la lutte pour l’extension de leurs droits et de leur protection légale. Car lorsque nous assumerons collectivement que les autres animaux ressentent, vibrent, espèrent et souffrent… lorsque les acrobaties mentales et les excuses qui nous permettent de l’ignorer seront devenues indéfendables, nous aurons à endosser la responsabilité devant laquelle nous place le fait que les animaux sont sensibles, comme nous. Cette responsabilité est sans doute aussi vaste que la nécessité de la reconnaître est urgent.
(Article adapté des Réflexions éthiques sur la sensibilité : propos introductifs prononcés au Colloque international “La sensibilité animale : approches juridiques et enjeux transdisciplinaires” – Université de Caen Normandie, 23 octobre 2020).
[1] Katherine Mercier, Les 40 ans de la loi de protection de la nature du 10 juillet 1976, in Revue trimestrielle de la Fondation LFDA, janvier 2016
[2] Etienne Bonnot de Condillac, Traité des animaux, 1754
[3] François-Marie Arouet, dit Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764
[4] P.L.M. de Maupertuis, Lettres philosophiques, Dresden 1752, dans Œuvres, Lettre VI, p. 255.
[5] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
[6] Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789.
Dominic Hofbauer
Éducateur en éthique animale pour L214 Éducation, chargé d’enseignement à l’Université de Rennes 2.