Numéro 4Animaux domestiquesQuestions à Alex Mauri, auteur de Alegría

Savoir Animal15 juillet 20219 min

Alex Mauri est l’auteur de Alegría paru aux Livr’s Editions. Un livre traitant de la corrida de façon inhabituelle, nous obligeant à nous mettre à la place du taureau.

Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs svp Monsieur Mauri ?

Je suis Alex Mauri, auteur de ce qu’un ami appelle « horreur sociale ». Ce terme générique englobe autant des textes horrifiques, voire gores, que l’horreur ordinaire portée par un personnage misogyne au dernier degré, par exemple. Le lien entre les deux ? Quoi que j’écrive, il y a un fond social.

J’ai commencé par publier des nouvelles dans des anthologies collectives : « Prête-moi ton corps, je te prêterai ma gloire » raconte l’histoire d’une autrice à la carrière montante, handicapée, dont la sœur jumelle et valide sert de doublure publique afin que personne ne soit au courant de son état de santé. Tout roulait, jusqu’à ce qu’une connaissance aigrie dévoile le pot aux roses… J’ai aussi publié « Ma belle époque », l’histoire d’un adolescent transgenre (perçu femme par la société) et intersexe, vivant dans le Paris de la « Belle époque » (1871-1914). Louis est jeté à la rue par ses parents phobiques, ils ne supportent pas sa barbe naissante et sa voix rauque. Il est repéré par un sinistre propriétaire de monstres humains qui propose de l’engager dans son cirque comme « femme à barbe », histoire de justifier sa présence par un statut.

Mes genres de prédilection sont le fantastique et l’anticipation. Je m’essaye aussi à la fantasy. Pour le moment, ce n’est pas gagné.

Pourquoi avez-vous écrit ce livre et avoir choisi ce titre ?

C’est cette idée d’histoire qui m’est tombée dessus quand je ne m’y attendais pas du tout. La magie de Facebook, c’est de diffuser sur nos murs des contenus qui, s’ils ne sont pas nos centres d’intérêt, sont ceux de nos amis. Et c’est ce qui s’est passé. Un soir, une vidéo nommée « taureau torturé » est apparue sur mon fil. Me demandant ce que c’était encore que ça, j’ai cliqué dessus. À cet instant, j’ai pleinement compris l’expression « enfer sur Terre »… C’était une vidéo d’apuntillado. Un type dont on ne voyait que les jambes et les mains lardait la nuque d’un taureau à coups de poignard jusqu’à lui faire vomir son sang. Ce poignard, le puntillero l’a ensuite essuyé sur l’encolure du taureau ! Je n’en croyais pas mes yeux. Comment peut-on vouloir faire ça à une bête ? Le choc fut hyper rude ! J’ai eu une montée de rage. Quand elle a atteint son paroxysme, l’histoire a poppé dans ma tête. Chose assez rare, elle était entière ! Je n’avais plus qu’à la retranscrire de bout en bout. J’avais un besoin viscéral d’écrire sur ce que je venais de voir.

Quant à Alegría, j’ai choisi ce titre pour son double sens. Le sens premier, tout le monde connaît. Il faut aussi savoir qu’un alegria, en termes taurins, est un taureau chargeant tout ce qui bouge. Un sens lumineux, un sens sombre, à l’image de la corrida : habits de lumière versus mise à mort d’un animal. On peut aussi y voir un troisième sens : « joie » comme « ô joie », expression ironique désignant quelque chose qu’on n’a pas du tout envie de faire, mais qu’on va faire parce qu’on n’a pas le choix.

Étiez-vous vraiment en admiration de la corrida ?

J’imagine qu’au vu de ce que j’ai dit avant, on se doute déjà de la réponse.

Bruno n’est pas une métaphore de ma prise de conscience de ce qu’est la corrida. Il n’est pas ce qu’on appelle un « ego trip ».

Je n’étais déjà pas très fan avant d’avoir eu l’idée de ce livre, et ce n’est pas allé en s’arrangeant. J’ai vu une corrida télévisée quand j’étais gosse. J’en gardais un souvenir exécrable. Mais l’esthétisation et le choix des plans aidant, ça ne m’avait pas paru atroce. Je me disais : « c’est vraiment triste qu’on lui plante une épée dans le dos, à la fin. Pauvre bête ! ». Et puis, le matador a le don de détourner l’attention au pire moment : lors de l’apuntillado, ou coup de grâce du taureau (bien qu’il soit encore vivant après tout ça). À cette époque, je croyais que seule l’estocade était problématique.

Je pense que cette vidéo d’apuntillado a réveillé ce mauvais souvenir. Plus j’en ai découvert lors de la phase de documentation, plus ça m’a sidéré ! Cela n’aura fait que renforcer ma détermination et ma rage.

Que pensez-vous de l’idée d’interdire la corrida aux enfants de moins de 16 ans ?

Ce serait un énorme pas. Idéalement, il faudrait en interdire l’accès aux enfants, même aux bébés. Oui, j’ai vu un bébé dans les gradins des arènes d’Arles, dans une retransmission télévisée. Il agitait un mouchoir blanc en attendant que commence la corrida. Tout un symbole…

Et si on pouvait faire sauter l’exception au Code pénal rendant la chose légale, ce qui l’interdirait purement et simplement, ce serait top aussi.
Y a pas à tortiller. Il faut que ça cesse.

Doit-on se mettre dans la peau de l’autre pour comprendre ses souffrances ?

Si on parle d’empathie : lorsqu’on en est dépourvu, on est en incapacité de comprendre comment l’autre fonctionne. Cela vaut pour les humains dont on ne peut comprendre les problématiques, impossible de les aider. Et aussi pour les animaux. Si l’on ne comprend ni leurs comportements ni leurs ressentis, on peut devenir maltraitant envers eux sans même en avoir conscience. On fait parfois le pire avec les meilleures intentions du monde.

Pour Alegría, penser que je fais une démonstration en ce sens serait l’interpréter de travers. J’entends tout à fait qu’on y pense sans savoir comment l’histoire est née. C’est assez logique comme déduction. Mais comme je l’évoquais plus haut, l’idée a jailli d’un bloc, de façon plus instinctive. Je n’ai pas eu le temps de l’intellectualiser, de me dire « bon, sous quel angle je parle de la corrida ? Je montre par A+B que parfois, il faut se mettre dans la peau de l’autre pour comprendre ses souffrances ? ». Non. Je me suis juste dit que ce puntillero détesterait se retrouver à la place du taureau. Ne fais pas aux autres ce que tu détesterais qu’on te fasse… Ce fut le déclencheur. Un aficionado se retrouve transformé en taureau, avec la pleine conscience de ce que ça implique. Voyons comment ça se passe pour lui.

Ce qui peut également donner cette impression, c’est sans doute ma gestion des descriptions. Tant qu’à se retrouver dans le cuir et les sabots d’un taureau, poussons les choses à leur maximum en travaillant chaque sens du personnage. Avec un soin particulier aux cornes, aux pieds et à l’odorat, zones les plus réceptives et sensibles chez un taureau. J’aime le réalisme, si ce n’est l’ultraréalisme. Pour rendre ce récit plus impactant, je voulais que la personne qui me lise le ressente dans sa chair, plutôt qu’elle le visualise. Un rapport au texte davantage organique qu’imaginatif. C’est venu d’un paramètre principal : le personnage devient quasi-aveugle. Et comme je suis très visuel, il a fallu compenser pour ne pas que ça manque au reste de l’intrigue.

Étiez-vous sur place à Rodilhan en 2011 ?

Ayant eu l’idée du roman fin 2012, non, je ne m’y trouvais pas.

Pensez-vous que votre livre peut convertir les aficionados ?

Je ne suis pas très fan de « convertir », ça sonne comme « manipuler », ça m’évoque la bigoterie plus qu’autre chose. D’ailleurs, j’ai sciemment usé du terme dans le roman, quand Bruno dit à propos du stand du CRAC Europe : « Persuadés que je suis un indécis à convertir [,…] ». Cela renforce l’impression que pour lui, l’anticorrida est une secte.

Je préfère donc « interpeller ».

C’est sans doute possible, en effet. Le roman se veut une dénonciation de la corrida, pas des aficionados, bien que leur violence envers leurs opposants soit parfois dépeinte (coups, agressions sexuelles, …). Ce n’est pas une attaque ad-hominem envers ces personnes en tant que passionnées (le sexisme n’est pas propre à la corrida) ; elles peuvent tout à fait le lire. Elles ne se sentiront pas rabaissées. Les personnages ne sont ni nazis, ni stupides, ni psychopathes, ni pervers, ou que sais-je encore. La psychophobie, pas de ça chez moi. Ces gens de papier sont ordinaires, avec une éthique corrompue. La société leur a enseigné qu’il est juste (en plus d’être moral) de torturer à mort une bête pour se divertir. Ils appliquent ce qu’on leur a appris parce qu’à force de banalisation, ils ne voient plus le problème. Malheureusement…

Les retours critiques vont en ce sens. On dit que le texte est dépourvu de manichéisme, qu’il est engagé sans virer au manifeste. On dit que mon avis se ressent sans que je ne l’impose au forceps. Cela reste une proposition artistique.

Ce texte a beau être hyperviolent, il est loin d’être gratuit. On n’est pas là pour se réjouir du malheur de Bruno-qui-l-a-bien-mérité, mais pour comprendre en quoi ce qui lui arrive est atroce.

Quelle est la part de fiction dans votre livre ?

Alegría étant un roman et pas une autofiction à la Édouard Louis, tout est inventé hormis le pugilat de Rodilhan et ce qui a trait à la corrida. J’ai vu des dizaines, voire des centaines d’heures de corridas (à force, je ne tenais plus le compte). J’ai vu des reportages antitaurins ainsi que des reportages pro-taurins. J’ai lu tout ce qui se présentait comme documentation, notamment le règlement taurin de l’UVTF régissant le déroulement des corridas, ou encore une thèse de doctorat vétérinaire sur l’anatomie et le comportement du taureau « de combat ». J’ai lu des essais anti-corridas, mais aussi la prose de ceux qui sont le mieux placés pour parler de leur passion : Simon Casas, Francis Wolff. J’ai trouvé des témoignages intéressants, car en disant long sur l’état d’esprit des aficionados : un homme venu assister à une corrida est reparti car il se sentait mal. L’arène avait été refaite à neuf, mais pas repeinte. Tout était gris, il avait le sentiment de se trouver dans un abattoir. J’ai aussi entendu l’histoire d’un journaliste taurin à qui un aficionado a confié que la corrida l’aidait à garder le moral. Je pense que Bruno tient un peu de cet anonyme.

Quant aux photos… J’en ai vu un paquet en neuf ans.

Concernant Rodilhan, j’ai beaucoup travaillé sur vidéos. Pour une mise en récit réussie, il fallait trouver le bon dosage entre retranscription pure et inserts fictionnels lors desquels Bruno réagissait et agissait. On frôle la non-fiction, ce fut un exercice intéressant.

Comme on l’aura compris, ce roman se veut un texte de fiction et le restera.

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