Culture contemporaineNuméro 3La consolation inter-espèces et sa représentation au cinéma

Krystel Barbé15 avril 20214 min

La représentation de l’amitié entre espèces sert de toile de fond à de nombreuses histoires, contes, nouvelles ou romans, largement adaptés en films d’animation, et particulièrement chez Walt Disney : l’amitié entre un renard et un chien, un faon et un lapin, l’aide apportée à Cendrillon par toutes les souris du grenier… Cette représentation des manifestations de sympathie entre espèces différentes passe, dans la plupart de ces films, par l’anthropomorphisme : les souris de Cendrillon portent des vêtements, Rox et Rouky, Bambi et Panpan se parlent en langage humain. On en reste donc à l’idée que l’amitié, les manifestations émotionnelles et affectives chez les animaux non-humains ne sont admises qu’à la condition qu’elles relèvent de la métaphore.

Dans la réalité, et au-delà des rapports de rente et de domestication, le secours que peuvent apporter certains animaux aux humains est reconnu, et la distanciation physique exigée par une pandémie fait que les animaux de compagnie deviennent les derniers êtres vivants qu’il n’est pas déconseillé aux humains de toucher ou de prendre dans leurs bras.

Sans même évoquer la coopération homme-animal dans les missions de sauvetage ou de sécurité (les brigades cynophiles), ni la compensation des handicaps humains (les chiens guides), le maintien ou l’établissement de relations inter-espèces est depuis quelques années un des ressorts du soin et de l’accompagnement : certains EHPAD accueillent des chats, certaines prisons, des chiens. Aux personnes atteintes de troubles mentaux et/ou comportementaux, on propose de la delphinothérapie, de l’équithérapie. Mais il s’agit d’un rapport établi entre un humain et un autre animal par l’intermédiaire d’autres humains (les soignants, les éducateurs sociaux) selon une vision utilitariste. Les chats, chiens, dauphins et chevaux de nos exemples ne sont pas là pour trouver avantage ou plaisir à rencontrer les humains qui tirent parti de la rencontre ; ils sont des outils du soin, éventuellement des agents de soin. On ne parlera donc pas ici de consolation entre espèces, ni d’amitié.

Les œuvres qui racontent  les liens d’amitié, d’amour, ou au contraire d’hostilité voire de haine entre humains et non-humains font toutes face à une difficulté : savoir si les sentiments que l’humain reconnaît chez l’autre animal sont réels, ou s’ils ne sont que le reflet, l’apparence de l’émotion, c’est-à-dire la manifestation d’autre chose, que l’humain prend pour un sentiment. C’est la leçon que reçoit Pi Patel de son père dans l’Odyssée de Pi, quand ce dernier le met en garde contre son intérêt attendri pour le tigre du zoo. Il existe cependant des films qui tentent de rendre compte de l’entraide, voire de l’amitié entre espèces, sans avoir recours à un artifice anthropomorphique. J’en retiendrai ici deux : La nouvelle vie de Paul Sneijder et Antoinette dans les Cévennes.

Ronald Plante CSC

Ces deux histoires ont pour situation de départ le chagrin humain, que celui-ci paraisse léger, tel le revers amoureux d’Antoinette, ou tragique comme le deuil et l’amnésie de Paul Sneijder. Survient la rencontre, entre l’âne Patrick et Antoinette, entre la chienne Charlie et Paul Sneijder. Dans les deux cas, il s’agit d’accompagner la marche, à la différence que c’est l’âne Patrick qui accompagne Antoinette dans les Cévennes, quand Paul Sneijder est celui qui promène, donc qui accompagne Charlie. Au cours de cette marche, Antoinette et Paul Sneijder se trouvent face à une même difficulté : la chienne, et l’âne, refusent d’avancer. C’est à ce moment-là que dans chaque film le personnage humain (non sans avoir exprimé toute sa colère, dans le cas d’Antoinette) accepte de s’en remettre au choix de l’âne, et au choix de la chienne. Antoinette marche à côté de l’âne Patrick tout en lui parlant ; Sneijder s’arrête et contemple en silence l’étendue neigeuse en compagnie de Charlie. Jusqu’ici, cela semble revenir à promouvoir une vision utilitariste de l’animal-soin. Mais ces films ont l’intérêt d’ajouter un élément qui va transformer l’utilité en entraide, la relation univoque en échange. L’âne et la chienne portent eux aussi une tristesse : l’ânesse qui a mis au monde Patrick est morte en couche, le laissant orphelin ; Charlie est la propriété d’un ambitieux qui ne voit en elle qu’une lauréate de concours canins. L’âne et la chienne semblent panser, eux aussi, leurs plaies au contact d’Antoinette et de Sneijder. Ces personnages non-humains ont fait l’objet d’une écriture et d’une mise en scène qui leur donnent une épaisseur, sans recours à la métaphore[1]. Ils sont des individus, avec une histoire et des sentiments, et non plus des totems ou des exemples d’altérité animale.

Aujourd’hui, s’il est admis que les animaux non-humains sont des êtres doués de sensibilité, et si l’on réactive le mot sentience pour rendre compte des capacités animales, il est plus délicat de soutenir que la tristesse, ou la joie, qu’ils semblent manifester, correspondent à des sentiments qu’ils éprouvent réellement. La reconnaissance éventuelle de sentiments chez les animaux non-humains, ferait d’eux des individus, et cette idée remue le couteau dans la deuxième blessure narcissique, finalement encore fraîche, identifiée par Freud à Darwin. Au fond, tout se passe comme si l’animal humain, après avoir constaté qu’il n’avait pas le monopole de l’intelligence, ni celui du langage, se désespérait de conserver celui des sentiments et de l’individuation. En tentant, par l’image et le scénario, de porter le point de vue de l’animal sans recourir aux artifices de la métaphore, le cinéma peut avoir un grand rôle à jouer dans ce changement de paradigme des relations homme/animal.

Photo © :  Julien Panié © CHAPKA FILMS – LA FILMERIE – FRANCE 3 CINEMA


[1]     Mis à part les noms qui leur ont été donnés, Patrick, Charlie, tels des prothèses anthropomorphiques

Krystel Barbé

Docteur en Sciences du Langage, professeur et membre des Sémiocrites Associés

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