Culture contemporaineNuméro 3Cultures félines (XVIIIe-XXIe siècle). Les chats créent leur histoire. Parution le 4 février 2021, Seuil.

Eric Baratay15 avril 20214 min

En nombre de pays occidentaux, les chats ont connu un profond changement de contexte entre le XVIIIe siècle et nos jours, passant de bêtes honnies des humains à, récemment, premiers animaux de compagnie, devançant puis supplantant de loin les chiens. Peu à peu, les chats ont modifié leurs comportements car ils disposent, on le découvre maintenant, d’une grande plasticité comportementale leur permettant de s’adapter aux environnements changeants, notamment à la pression variable des humains.

Ce livre aborde donc la question de la construction biologique, psychologique, sociale et culturelle des comportements des animaux, tout en insistant sur un aspect fondamental : la variabilité de ces comportements dans le temps, par adaptation aux environnements changeants ; variation accompagnée d’une diversité dans l’espace.

Il s’agit d’aller contre une conception encore largement répandue parmi les zoologues ou les vétérinaires, mais envers laquelle des éthologues prennent leur distance : celle d’une permanence des comportements mus par de simples moteurs biologiques, souvent qualifés d’instinct ou de pulsion. Il s’agit ainsi d’aller contre l’idée répandue d’un portrait éternel du chat, qui serait indépendant, imprévisible, mystérieux, portrait qui le faisait détester, qui le fait aimer, qui a été brossé par des naturalistes, des écrivains, des artistes, des philosophes et qui est devenu un lieu commun.

Le livre étudie des individus félins car ce sont eux qui acquièrent, portent, transforment, transmettent les caractères comportementaux. C’est par eux que la construction de ces derniers est la mieux incarnée, la plus visible, la mieux analysable. C’est d’ailleurs pour ces individus que les documents historiques sont les plus diserts. Ici, il s’agit de témoignages écrits entre la fin du XVIIIe  siècle et les débuts du XXIe siècle par des humains, souvent des femmes, souvent des propriétaires de chats mais pas toujours, surtout de bons observateurs et de bons descripteurs dans leurs mémoires, journaux, récits, biographies…

Pour chaque individu félin, il est fait attention à sa perception du monde, ses sensations et ses émotions, sa sensibilité et son caractère, à son expressivité corporelle, ses signes ou ses gestes comportementaux et ses interactions avec leur environnement, leurs animaux et leurs humains, ainsi à leur incessante co-construction par les relations, et à la construction de leur culture, tout aussi dynamique. Les chats créent leurs cultures, dans l’espace et le temps, donc leur histoire.

La culture est ici définie dans une acceptation plus générale que d’habitude, en procédant à une montée en généralité du concept, une montée que des philosophes, des éthologues, des ethnologues, des sémioticiens ont déjà entrepris pour d’autres concepts appliqués aux animaux, tels que l’émotion, le langage, l’intelligence. La culture est envisagée comme un processus et une constitution : processus d’acquisitions pour pouvoir être et survivre au monde ; acquisitions de savoirs : savoir-percevoir, savoir-faire, agir, réagir, savoir-être.

Cela suppose de sortir les animaux des seules explications biologiques, d’appliquer à leurs comportements, de plus en plus reconnus complexes et plastiques, des notions développées pour l’humain dans les sciences humaines et sociales, notamment en sociologie et en anthropologie. Il s’agit ainsi de tenir toutes les dimensions du vivant animal (pas seulement génétique, physiologique, éthologique, mais aussi psychologique, sociologique, culturelle) et donc tous les niveaux explicatifs, du biologique au culturel.

Le livre s’ouvre sur les massacres, institutionnalisés ou tolérés, de chats au XVIIIe  siècle de manière à souligner la forte différence avec notre époque, donc le fort gradient environnemental étalé sur trois siècles dans lequel les chats ont dû évoluer, s’adapter, se modifier. En réaction à la méfiance humaine, suscitant des relations distantes, froides, violentes, les chats ayant vécus entre XVIIIe siècle et première moitié du XXe siècle (première partie) se sont montrés plus attachés à leur territoire qu’aux humains, ont développé des cultures territoriales, qu’ils soient chats errants, abandonnés, de ferme ou de boutique, tel Toto tenu à distance pour bien chasser les rongeurs, de maison et jardin ou d’appartement, comme Moumoutte blanche, chatte de Pierre Loti, ou Pierrot, félin de Théophile Gautier, tenant compagnie mais pas encore compagnons. 

En même temps, les conditions, donc les comportements et les cultures n’étaient pas figés. Des chats pouvaient passer d’une culture à l’autre (deuxième partie), tels Trim, chat de navires anglais à la fin du XVIIIe siècle, né dans un groupe de chats ratiers mais devenant chat de compagnie pour les marins, ou Minette, chatte de Jules Michelet, une vagabonde adoptée, devenant un temps proche des humains puis reprenant ses distances.

À partir du milieu du XXe siècle et jusqu’à nos jours, des chats se montrent de plus en plus attachés aux humains, qui les sollicitent de plus en plus, et créent ainsi des cultures comportementales anthropisées (troisième partie), en devenant plus attachés aux humains qu’aux territoires. Le processus a lieu progressivement, de génération en génération d’humains et de chats, sans évidemment concerner tous les chats mais  un nombre de plus en plus grand. Dans un contexte où des humains se montrent de plus en plus proches, plus attentifs, plus solliciteurs, proposent des relations apaisées, chaleureuses, ces chats se rapprochent, développent des interactions, adaptent leurs attitudes, deviennent, non plus des chats de compagnie mais de véritables compagnons des humains, co-construisant avec ces derniers leur manière d’être et de vivre. Le processus est concrétisé par trois types de chat, apparaissant successivement : le chat ami, dépendant de son maître, incarné par Miton au milieu du XXe siècle ; le chat parent, montrant un besoin d’humains, illustré par Dewey, félin de bibliothèque à la fin du siècle ; le « chatchien » (une expression forgée par l’auteur dans ses Biographies animales, 2017), représenté par Jonah, toujours vivant, qui suit ses maîtres, les sollicite sans cesse, notamment pour jouer, accepte de se promener en laisse, fait preuve d’une forte anxiété de séparation lorsque ses humains s’en vont, parce qu’il est désormais plus lié à eux qu’à son territoire.

Ce terme de « chatchien » ne signifie pas que ces chats deviennent des chiens, la barrière biologique l’interdisant évidemment, mais qu’un environnement humain semblable à celui qu’ont connu les chiens de compagnie conduit ces chats à se comporter d’une manière analogue. Entre les chats poursuivis, malaimés, voire massacrés du XVIIIe siècle, distants et méfiants vis-à-vis des humains, repliés sur leur territoire, et les chatchiens des débuts du XXIe siècle, la différence de comportement, de manière d’être, de vivre et de faire, donc de culture, est immense. Il existe ainsi des cultures félines réparties dans le temps et les chats créent leur histoire.

Eric Baratay
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Membre de l’Institut universitaire de France

Professeur à l’université de Lyon - Jean-Moulin, spécialiste de l’histoire des animaux

https://www.seuil.com/ouvrage/cultures-felines-xviiie-xxie-siecle-eric-baratay/9782021410082

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