Celles et ceux, familiers du droit des animaux en France, connaissent l’origine de la première loi relative aux mauvais traitements des animaux : une scène choquant le Dr Dumont de Monteux. Ce dernier voit en plein Paris un charretier battant son cheval. Phénomène moins notoire, des milliers de chiens travaillent alors aux côtés des chevaux parisiens : le chien de traction est le cheval des pauvres. Les textes fondateurs de protection animale sont donc directement associés au travail animal, à savoir ici le travail des chevaux et des chiens.
Aujourd’hui, les chevaux de traction sont nettement moins présents dans la capitale et leurs homologues canins doivent se compter sur les doigts des deux mains quelque part dans les montagnes françaises trop peu enneigées. Il n’empêche que le travail animal existe toujours en France. Pour cet article nous nous concentrerons sur le travail des chiens et plus précisément celui des chiens guides et des chiens d’assistance.
Le terme de chien guide ou d’assistance qualifie un chien éduqué dans le but de compenser le handicap d’une personne pour un certain nombre d’activités exigeant une aide technique. Quelle que soit la spécialité du chien, son éducation est faite dans la perspective de cette compensation du handicap. En France, différents textes réglementaires encadrent la formation des éducateurs canins, l’éducation, la remise et l’accessibilité de ces chiens[1]. Si leurs compagnonnages les rendent attachants parce que les animaux sélectionnés sollicitent le contact humain, ils n’en sont pas moins des animaux de travail, rejoignant pour cela « une gigantesque main-d’œuvre » animale présente partout dans le monde (Écologie et politique, n° 54, texte d’introduction), en particulier des chiens utilisés dans le cadre d’une activité humaine technique par opposition aux chiens de compagnie. A titre d’exemples, les chiens de sécurité, les chiens d’avalanche, ou les chiens truffiers sont également des chiens de travail. Leurs qualités relèvent de caractéristiques innées (par exemple, le fait de savoir reconnaître une odeur) mais surtout acquises, c’est-à-dire le fait d’avoir appris à accomplir certaines tâches techniques.
1. Définition du travail
La plupart des définitions du terme travail inclut une transformation matérielle ou psychique, active ou passive, qui demande des efforts. Dans le cas des chiens, la reconnaissance de leur activité en qualité de travail est essentielle pour les distinguer des chiens de compagnie.
En effet, la notion de travail est protéiforme. Le terme est à usage courant et de ce fait utilisé dans de multiples situations qui vont de l’accouchement à la séance de psychothérapie où l’on va parler de travail psychique (action progressive continue de quelque chose sur quelqu’un). Bien souvent, le travail est associé à la notion de production, en particulier lorsque le terme « labeur » est employé. Or, il existe des métiers pour lesquels il n’y a pas de « production » comme l’entend l’industrie et ils peuvent être considérés comme ayant une utilité sociale. Dans le domaine du care (soin apporté à des personnes vulnérables), des proches aidants ou encore dans le secteur associatif des personnes bénévoles vont travailler sans recevoir de salaire. Au même titre, un certain nombre d’activités immatérielles (pensées, émotions, affects, relations, coopérations, consommations, loisirs et pratiques numériques) va servir à produire de la valeur économique sans être considérés comme du travail. Par les interactions que les chiens d’aide aux personnes ont avec les humains, ils soignent l’autre et sont ainsi des travailleurs du care. L’apprentissage, l’intelligence (les capacités spécifiques – au sens d’espèce – d’analyse de situation et de prise d’initiative) et la sensibilité sont bien au cœur de leur activité.
Avec le code du travail et le salariat, sont introduites dans les réflexions sur le travail les notions de subordination et de temps de travail. A ce jour, les mesures du travail (taille, poids, volume…) correspondent à des conventions sociales. Des travaux scientifiques, lorsqu’ils existent, peuvent être utilisés pour argumenter. Cependant dans la grande majorité des cas, il s’agit d’un rapport de pouvoir entre employeurs et employés, qui définissent ensemble les limites. Les médecins du travail et l’inspection du travail vont se référer à ces accords pour statuer. Les éléments principaux du travail vont correspondre à : la tâche, le type et le volume d’ouvrage fait et l’objet de la tarification ; le lieu et le temps pour l’activité employée. À cela s’ajoute la notion de pénibilité. Celle-ci se caractérise par une exposition du travailleur à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels liés à des contraintes physiques marquées, un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail. Cette notion a principalement été utilisée pour justifier des départs à la retraite anticipés dans certains secteurs. Selon le code du travail, les facteurs de risques sont répartis en trois catégories (contraintes physiques marquées, environnement physique agressif et rythmes de travail) pour lesquels tout employeur se doit d’effectuer une évaluation.
Enfin, il n’est pas de travail sans charge de travail, à la fois physique, psychique et cognitive. Celle-ci est arrêtée par l’employeur. Elle se décompose ensuite entre la charge prescrite, qui recouvre l’ensemble des tâches demandées sur un plan qualitatif et/ou quantitatif,lacharge réelle correspond à ce qui est réellement réalisé (les aléas, les ajustements, le travail non prévu, le travail réalisé avec le soutien des collègues…) etlacharge vécue, plus subjective, est la représentation que chacun se fait de sa charge et du sens du travail. Pour les chiens de manière générale, la charge prescrite et la charge réelle sont identifiables. La charge vécue est plus complexe car un chien n’a pas la capacité de mettre des mots sur son expérience : il est donc nécessaire de passer par des outils d’observation pour comprendre son expérience.
2- Le travail des chiens guides et des chiens d’assistance
La première partie de cet article montre la complexité du champs du travail et la diversité des concepts à mobiliser pour en faire une analyse la plus objective possible. Dans le cas des chiens d’aide aux personnes, il y a une situation de co-dépendance. D’un côté, le chien, comme n’importe quel animal sous la responsabilité d’un humain, dépend de son maître pour tout ce qui relève de ses besoins physiques et psychiques. De l’autre, le handicap place les bénéficiaires dans une situation où le chien est un agent de leur autonomie. Il ne s’agit pas d’une dépendance financière : le chien ne contribue pas à générer des revenus. Le chien vient compenser un handicap : il permet de s’ouvrir au monde en facilitant les déplacements, en évitant des accidents, en interagissant avec d’autres personnes car sa présence aura suscité des échanges… La qualité de la relation avec le chien est ici indispensable pour qu’il puisse effectuer son travail ; sinon le chien et le maître deviennent un danger l’un pour l’autre.
Le travail des chiens guides et des chiens d’assistance exige concentration, retenue et attention et, par extension, une maîtrise de soi pour ne pas se laisser tenter par les congénères et la nourriture (à titre d’exemple de stimuli). La responsabilité du centre d’éducation est pleinement engagée, à la fois par la qualité de l’éducation du chien, de la formation du bénéficiaire ou du référent et par le suivi qui a lieu après la remise du chien. La qualité de l’éducation, en particulier le fait que le chien ait confiance en l’être humain tout en respectant les consignes qui lui sont données, est la clé de voûte de ce qui se passera ensuite dans la vie du chien.Au même titre que pour n’importe quel être humain, cette éducation doit à la fois permettre au chien de s’épanouir, de développer sa propre personnalité tout en posant les limites indispensables pour une vie en société : cela passe par des méthodes positives, respectueuses du bien-être de l’animal.
Cette éducation est aussi déterminante pour la « carrière » du chien. À travers l’apprentissage de sa spécialité, le chien trouve un espace de stimulation au quotidien. Lorsque ce n’est pas le cas, le chien ne peut pas devenir chien guide ou chien d’assistance. Rappelons ici que le chien n’est pas un animal sauvage : sa coexistence avec l’être humain a été déterminante pour nos deux espèces. Les différentes races ont été créées dans une perspective de travail : chiens de chasse, de pistage, de pêche, de troupeau, … Leurs caractéristiques physiques et de fait les grandes lignes de leurs comportements ont été sélectionnés avec des objectifs précis. Ces caractéristiques ont un impact matériel sur le quotidien de ces animaux.
En effet, le statut de chien de compagnie est finalement récent dans l’histoire de cette coexistence avec les humains. Cela a des conséquences immédiates pour les chiens qui aujourd’hui ont ce statut. A titre d’exemples, certaines races de chien comme le berger australien, à la mode depuis quelques années, ne sont absolument pas adaptées pour vivre confiné en appartement avec peu de stimulation et une capacité extrêmement réduite à courir. Les chiens sont des êtres sociaux qui ont besoin d’être en interaction avec d’autres êtres vivants : l’isolement les affecte. C’est une des raisons pour lesquelles des troubles du comportement sont régulièrement observés chez les chiens de compagnie laissés seuls toute la journée lorsque les maîtres vaquent à leurs occupations. A cela s’ajoutent les stimulations proposées à l’animal pour qu’il puisse s’épanouir physiquement, psychiquement et cognitivement. Il ne s’agit pas ici de faire un plaidoyer pour le travail des chiens (un grand nombre d’entre eux sont parfaitement heureux sans travailler) mais de rappeler que le « bien vivre », y compris pour les humains, ne se résume pas au simple fait d’avoir un couchage, de l’eau et des croquettes. De même, il est essentiel ici de ne pas tomber dans l’anthropomorphisme, de ne pas projeter nos représentations humaines sur ce qui est bon pour les chiens : chaque race est différente, et par extension chaque chien est différent.
Dans le cas des chiens guides et d’assistance, ils sont avec leur maître 24h sur 24, ce qui satisfait leur besoin de sociabilité. Ils ont aussi une mission, c’est-à-dire qu’ils ont une autonomie d’action sur les tâches qu’ils doivent accomplir. Ce ne sont pas des robots et ils ne travaillent pas à la chaîne : ils ne sont pas dans l’accomplissement automatique d’un geste répété à outrance. Loin de cela, ils ont une marge d’autonomie qui les amènent à réfléchir leur environnement et décider de séries d’actions qu’ils accomplissent. La plupart continue à apprendre après avoir fini leur éducation, surprenant leur bénéficiaire ou leur référent en réalisant de leur propre initiative de nouvelles tâches. La responsabilité des humains à leur égard est grande puisque nous leur sommes redevables des actions qu’ils accomplissent. C’est pourquoi chaque bénéficiaire est formé par le centre d’éducation dans le cadre d’un stage : les bénéficiaires apprennent à travailler avec leurs chiens, à savoir comment prendre soin de lui, quels sont les temps de repos et comment faire en sorte que leurs relations soient épanouies.
3- Réfléchir le travail des chiens d’aide aux personnes
Fortes de l’expérience des années de pratiques, outre la formation des bénéficiaires, les associations du réseau de Canidea ont mis en place des protocoles qui permettent de suivre les chiens, pour protéger leur bien-être autant physique que psychique et garantir aux chiens inaptes au travail de cesser de travailler. La retraite fait partie du parcours de ces chiens, parce n’importe quel travailleur devrait avoir droit à une retraite. Aujourd’hui, la confédération et ses membres ont envie d’aller plus loin dans la compréhension de l’ensemble des activités des chiens du réseau. L’absence de consensus scientifiques sur les notions de travail et de bien-être – que ce soit pour les humains ou les chiens– et le fait que plusieurs disciplines interviennent auprès des chiens (éthologues, vétérinaires, éducateurs canins, comportementalistes…) accentuent la difficulté d’une formalisation d’outils de mesure des conditions de travail des chiens. Or pour pouvoir perfectionner les pratiques d’éducation, mieux accompagner les bénéficiaires et les référents et leur permettre d’améliorer les conditions de travail du chien et la symbiose mise en place, il est indispensable de prendre le temps de la recherche. C’est pourquoi Canidea a lancé un programme de recherche en ergonomie appliquée au travail des chiens d’aide à la personne, c’est-à-dire des chiens guides, des chiens d’assistance et des chiens de médiation.
« L’ergonomie est la discipline scientifique qui vise la compréhension fondamentale des interactions entre les êtres humains et les autres composantes d’un système, et la mise en œuvre dans la conception de théories, de principes, de méthodes et de données pertinentes afin d’améliorer le bien-être des hommes et l’efficacité globale des systèmes. Les ergonomes contribuent à la conception et à l’évaluation des tâches, du travail, des produits, des environnements et des systèmes en vue de les rendre compatibles avec les besoins, les compétences et les limites des personnes. » Association Internationale d’Ergonomie).
L’idée est de développer des outils de mesures qui permettront d’avoir des indicateurs fiables dont la corrélation entre eux donneront une photographie de situation comparable avec d’autres et dans le temps. A ce jour, il n’existe rien de similaire qui permette aux professionnels, aux bénéficiaires ou au grand public de vérifier, sans tomber dans l’anthropomorphisme ou le déni, la condition réelle du chien de travail. Bien sûr, les cas extrêmes de maltraitance sont rapidement identifiables, ceci d’autant plus qu’ils comportent une dimension physique. Néanmoins, il est essentiel de pouvoir s’exprimer sur la nuance et donc les situations intermédiaires. Avec ces outils de mesure, il sera possible d’anticiper des situations inconfortables pour le chien et son maître. Le choix de l’ergonomie est porté par l’approche multidisciplinaire qu’elle offre tout en étant orientée sur la dimension pratique.
Dans un contexte où le travail fait débat, autant pour les humains que pour les chiens, la connaissance scientifique est la clé de compréhension des enjeux et surtout de la réalité des chiens : elle permet d’agir et de prévenir. Les chiens nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes. Ils l’ont fait pendant des siècles. Ils le font toujours aujourd’hui et le feront encore demain. La relation établie entre une personne en situation de handicap avec son chien d’assistance est unique. Elle est un exemple que la symbiose entre humain et animal peut être à bénéfices réciproques. Il est temps que des travaux scientifiques apportent des éléments de compréhension de ce phénomène.
[1] canidea.fr/lois-et-réglementation/les-lois-et-la-réglementation-relatives-aux-chiens-d-assistance-et-guides-d-aveugle/
Yasmine Debarge
Déléguée chez CANIDEA