Qu’est-ce que l’intelligence ? Voilà une bonne question ! On raconte qu’au siècle dernier, elle fut un jour posée à un psychologue anglais qui concevait des tests de QI (pour les humains). Quand on lui demandait « qu’est-ce que l’intelligence ? » il répondait malicieusement « l’intelligence, c’est ce que mes tests permettent de mesurer ». Jolie pirouette.
On s’accorde généralement pour désigner l’intelligence comme un processus mental qui dépasse les actions réflexes pour trouver des réponses ou des solutions à des situations pour lesquelles l’individu n’est pas programmé par le conditionnement génétique. Si on se soustrait spontanément à une source de douleur ou si on ferme les yeux automatiquement lorsqu’on est ébloui, résoudre des problèmes plus complexes implique un fonctionnement différent du cerveau, basé sur l’analyse des perceptions, sur la compréhension et le traitement d’informations, la formulation d’hypothèses, la mémoire et la projection dans le temps, la prise de décision, la capacité d’apprentissage (y compris la capacité à apprendre de nos erreurs), ou encore la communication. Le cerveau fait parfois preuve de stratégie, voire de manipulation, d’une capacité à se représenter le point de vue des autres : ce qu’ils perçoivent, ce qu’ils savent ou ce qu’ils ignorent (théorie de l’esprit), ou même à se représenter ce que l’on sait ou ignore soi-même (métacognition).
Bêtes / pas bêtes : une homonymie pas très maline !
La notion même d’intelligence animale est source de confusion. En effet, elle suggère l’existence d’une forme de cognition à la fois distincte de l’intelligence humaine et propre aux autres animaux. Dans un élan de zoodéni dont nous sommes coutumiers, on considère bien souvent l’intelligence comme une performance cérébrale remarquable qui serait l’apanage des humains. En éthologie, au contraire, on considère la cognition comme une réalité plus vaste, dont l’intelligence humaine est une déclinaison parmi d’autres.
Ce que l’éthologie nous enseigne, c’est que l’intelligence est un phénomène biologique assez répandu – et sans doute assez banal – et que notre intelligence humaine ne vient elle-même pas du ciel. Nous sommes des animaux, et notre intelligence vient du fond des âges : elle est le résultat d’un continuum évolutif que nous partageons avec un grand nombre d’autres formes de vie intelligentes qui nous entourent. On pourrait en dire tout autant des émotions, de la conscience, de la culture, de l’empathie ou encore du sens de la justice ! Comme le souligne la primatologue Jane Goodall, « on ne peut pas partager la vie d’un chien ou un chat à la maison sans avoir pleinement conscience qu’ils ont une personnalité, des pensées et des émotions. »
La naissance de l’éthologie
Après quelques balbutiements au siècle précédent, c’est dans le courant du XXe siècle que l’éthologie moderne voit le jour. On compte parmi les pionniers de l’étude du comportement animal l’Autrichien Konrad Lorenz et le Néerlandais Nikolaas Tinbergen, parfois complices dans leurs recherches sur le comportement des animaux étudiés dans leur milieu. Konrad Lorenz travaille sur les mécanismes innés de l’apprentissage en étudiant les oies. Il met ainsi en évidence le phénomène de l’imprégnation, par lequel de jeunes animaux s’attachent à un adulte référent (parfois d’une autre espèce, comme Lorenz a pu en faire l’expérience !).
Par ailleurs, Tinbergen pose les questions fondamentales de l’éthologie, qui en définissent encore les axes de recherche aujourd’hui :
• Quels sont les facteurs internes ou externes qui déclenchent un comportement ?
• Quelle est la fonction de ce comportement, son utilité pour la survie de l’individu ?
• Comment ce comportement se met-il en place au cours du développement de l’individu ?
• Comment ce comportement est-il apparu au cours de l’évolution ?
De son côté, l’Autrichien Karl von Frisch découvre la célèbre « danse » des abeilles qui leur permet d’indiquer la direction des champs de fleurs et des sources de pollen (une importante étude publiée en ce début d’année suggère que cette danse n’est pas innée, mais apprise par les jeunes abeilles auprès de leurs ainées).
Les fascinantes découvertes de l’éthologie cognitive
Depuis, les progrès de l’éthologie ont considérablement enrichi nos connaissances sur les animaux en matière de comportements, de relations sociales, de palettes émotionnelles, de mémorisation et d’anticipation, de stratégies politiques, d’utilisation d’outils, de transmissions culturelles ou encore de protolangages. Assurément, en dresser un catalogue exhaustif serait une entreprise vertigineuse !
Parmi les découvertes récentes, citons la capacité des poussins âgés de quelques jours à mémoriser et comparer des quantités de nourriture dissimulées derrière un obstacle, la faculté des seiches à se retenir et patienter devant une friandise si elles savent que leur self-control leur donnera accès à une récompense encore plus intéressante (test du chamallow), la solidarité ou le rire chez les rats, les feintes de certains cochons qui font semblant d’ignorer qu’une savoureuse friandise se cache à proximité tant qu’ils savent qu’un cochon dominant les observe. Citons encore la représentation du chiffre zéro chez les abeilles, l’utilisation chez les fourmis de repères célestes pour s’orienter, ou encore les prouesses du chimpanzé Ayumu qui mémorise des combinaisons de chiffres à la vitesse de la lumière (et bat à plate couture tous les humains ayant tenté de se mesurer à lui). Citons aussi le succès spectaculaire des poissons-labres au fameux test du miroir / test de Gallup : de tout petits poissons qui se reconnaissent dans un miroir tel un enfant humain de 18 mois, et dont les chercheurs japonais qui les étudient ont aussi montré qu’ils se reconnaissent même sur… des photographies.
L’éthologie met ainsi en lumière des facultés intellectuelles insoupçonnées chez de nombreuses espèces, allant des primates aux corvidés, des poules aux pieuvres en passant par de nombreuses espèces de poissons, pour ne citer que quelques exemples qui illustrent l’ampleur de tout ce que l’on ignore encore. Qui sait, la similitude entre leurs prouesses cognitives et les facultés humaines cessera peut-être un jour de nous surprendre ?
Pour aller plus loin :
Pour explorer les nombreuses manifestations de l’intelligence chez les animaux, ne manquez pas :
Les intelligences animales, collectif, sous la direction de Yolaine de la Bigne, Ulmer, 2019
L’intelligence animale, cervelle d’oiseaux et mémoire d’éléphant, Emmanuelle Pouydebat, Odile Jacob, 2017
Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, Frans de Waal, Babel, 2018.
La bête en nous, Jessica Serra, Humensciences, 2021.
Les paupières des poissons, Sébastien Moro et Fanny Vaucher, La Plage, 2018.
Les cerveaux de la ferme, Sébastien Moro et Layla Benabid, La Plage, 2021.
Ne manquez pas non plus l’excellente chaîne Youtube Cervelle d’oiseau du vulgarisateur scientifique Sébastien Moro, qui rassemble une mine incroyable de connaissances sur de nombreuses espèces et de découvertes en éthologie.
Pour les plus jeunes :
Le grand livre de l’intelligence animale, Jessica Serra, Larousse, 2021
Panorama de l’intelligence animale, animation proposée par L214 Éducation
Mon journal animal, revue trimestrielle pour les jeunes défenseurs des animaux, par L214 Éducation
Dominic Hofbauer
Éducateur en éthique animale pour L214 Éducation, chargé d’enseignement à l’Université de Rennes 2.