Âme et animaux : Sortie le 27 janvier – Editions Fayard
« Il faut que je vous présente certains des animaux de ce qui va devenir le petit bunker de la rue La Boétie. Certains sages affirment que pour connaître la vie, il faut avoir voyagé à travers le savoir, les paysages et les hommes. J’ajouterais qu’il faut aussi avoir eu une relation avec un animal. Ils sont des amis, des frères, des sœurs, des enfants… Ils offrent une vaste palette de sentiments et d’émotions. De la vie, je retiens jusqu’à présent que la plupart des activités ou des délassements sont assez décevants, sauf le sport, la soif de culture, la fréquentation d’amis sincères, l’amour d’une fille, celui de ses parents et des animaux. Dans le Reich, une loi interdisait aux Juifs de posséder des animaux et d’acheter des fleurs. La première fois que je rencontrais Houmy, j’étais soldat à Jérusalem. On dit que les soldats n’ont pas de conscience et ne font qu’obéir aux ordres. C’est un peu vrai. J’ignorais si j’accomplissais le bien mais je tâchais de causer le moins de mal possible. Au bout de un an, on m’avait prêté un petit studio dans le centre-ville, et comme la base de Bethléem n’était guère éloignée, je pouvais dormir chez moi un soir sur deux. Lorsque l’homme croyait la Terre plate, Jérusalem en était le centre. Aujourd’hui qu’elle est ronde, Jérusalem est au centre du monde. Jérusalem est un paradoxe : une ville sainte d’une beauté altière qui murmure au divin et agit en guerrière. Paradoxe : le ciel haut et clair, la lumière blanche qui inonde les pierres, la quiétude des maisons, des rues ombragées et les tragédies passées et présentes… Le vendredi soir, lorsque retentit le schofar annonçant l’entrée du shabbat, Jérusalem est déjà somnolente. Ses rues appartiennent alors aux chats, peuple quadrupède, autochtone, semi-sauvage et de confession indéterminée. Les chattes partent en promenade, suivies dans une queue leu leu indisciplinée de leur minuscule et trépidante progéniture. Les matous patrouillent sur leur territoire, le pas assuré, la queue haute et fière, et marquent de leur odeur d’imperceptibles postes-frontières. Chaque espèce sacralise son bout de terre. Les chats de Jérusalem sont à part. Ils ont eu à survivre dans un milieu où ils n’étaient pas les bienvenus, mais où on les laisse vivre parce qu’ils ont toujours été là. Les Juifs aussi ont toujours été là, à Jérusalem, d’ailleurs. Mais les chats, contrairement aux Juifs, n’ont pas d’État indépendant et sont demeurés craintifs. Dans le Coran, il est dit qu’un jour le prophète Mahomet aurait préféré couper la manche de son vêtement plutôt que de réveiller sa chatte Muezza qui dormait dessus. Elle le remercia alors par une révérence et Mahomet accorda aux chats le don de toujours retomber sur leurs pattes. Le chat est assuré de trouver sa place au paradis musulman. Je ne crois pas que Jésus avait un chat, ni le roi David, Salomon ou Samson, mais la religion juive prêche la compassion envers les animaux qui, eux aussi, doivent pouvoir se reposer le jour du shabbat. Le Talmud dénie même le droit de posséder un animal a qui ne peut le nourrir convenablement. La première fois que j’ai aperçu Houmy, il habitait dans la cave d’une bâtisse édifiée au début du XXe siècle dont la façade et la grille donnaient sur un terrain de terre servant de parking. Âgé de quelques semaines, les deux pattes antérieures posées sur la grille, de grands yeux bleus, curieux et purs, il attendait le retour maternel. Je me suis approché et, aussitôt, il a fui au fond de son réduit. Le lendemain, je suis repassé et je l’ai vu a quelques mètres en dehors de sa cachette, sa mère à ses côtés. Je me suis avancé, sa mère a tenté une diversion tandis que, coupé de sa retraite habituelle, il décidait de fuir, petite boule de poils roux, vers un tas de fagots entreposés les uns sur les autres. J’ai attendu devant, il n’en est pas sorti et je suis reparti. Le surlendemain, il était à nouveau dehors, sa mère était absente. Il sommeillait. Je me suis approché en silence, pas après pas. Quand il a pris conscience du danger, il était acculé. Je me suis saisi de lui. Il a miaulé, craché, griffé. Je l’ai entouré d’un tee-shirt pour éviter d’avoir les mains en sang et je l’ai pris chez moi sans vouloir penser à sa peine, ni à celle de sa mère. Une fois libre dans le studio, il s’est précipité vers la porte-fenêtre, se heurtant au carreau, ne sachant pas encore distinguer l’illusion de la réalité. Quand je m’approchais, il crachait, se tenait replié dans un angle, ses yeux l’autre jour si purs aujourd’hui emplis de terreur et d’incompréhension. Je lui ai donné du thon rapporté du réfectoire de la base. Il a apprécié la nourriture militaire, la mangeant avec avidité. Mais une fois rassasié, il a repris ses miaulements, tournant son regard vers la fenêtre, appelant sa mère sans relâche. Deux heures ont passé, il n’a pas cessé. J’avais des frissons de honte, je l’ai a nouveau entouré de mon tee-shirt et je l’ai reconduit à sa cachette et à sa mère qui le cherchait fébrilement. J’ai été a la fois ému par cet amour et plein de rancœur qu’il ne veuille pas s’attacher à moi. Le lendemain, il était à la même place et dormait. Sachant que j’accomplissais le mal, pensant à sa mère et à sa tristesse mais poussé par une pulsion plus forte, je me suis à nouveau saisi de lui. Je l’ai nourri, à nouveau il a mangé. Il était midi, je suis parti pour la base. Quand je suis revenu vers 10 h 30, je ne l’ai pas vu. La fenêtre de la cuisine était restée entrebâillée, je me suis dit qu’il avait sauté du premier étage. Apres une nouvelle inspection, je l’ai retrouvé caché derrière le frigidaire, tremblant. Je me suis mis au lit, non sans lui avoir préparé une assiette de blanc de poulet, de thon et de fromage. Au milieu de la nuit, il s’est glissé dans mon lit et s’est allongé près de mon visage. Deux semaines sont passées, nous nous familiarisions l’un avec l’autre. Il courait après les boules en papier, les petites souris, prenait le soleil sur le balcon et le soir, dès que j’éteignais les lumières, il sautait sur le lit et venait dormir près de ma tête. Il avait un ventre doux et gonflé. On dit que les animaux n’ont pas de « conscience ». C’est ce qu’on dit. Les religieux le disent ; on disait bien que les femmes n’avaient pas d’âme. Les scientifiques écrivent, étudient, expérimentent mais ne savent pas. Ou pas vraiment. Ou pas encore. On dit que les chats roux sont agressifs, on disait aussi que les rouquins étaient des créatures du diable. On dit que seuls les hommes sont philosophes. Houmy aussi se posait des questions métaphysiques : d’où vient l’eau qui coule du robinet et où s’écoule-t-elle ? Pourquoi l’eau du robinet mouille alors que celle qu’il boit ne le mouille pas ? La frustration, l’absence de réponses ne le décourageaient pas et si lui ne comprenait pas, peut-être qu’une autre génération y parviendrait. Une fois, Houmy est sorti de l’appartement, il a monté un étage, s’est trouvé devant une porte similaire et a miaulé, désemparé. Il ne comprenait pas que, sorti de son territoire, il ne puisse pas y pénétrer à nouveau par une autre entrée, qu’il devrait savoir différente mais qui ressemblait à la première. Le monde est l’univers clos de l’appartement, il sait que quelque chose d’autre existe mais ne parvient pas à se le représenter. Il bute devant la porte et son incompréhension. Je crois que les astronomes font encore face au même problème. J’ai ramené Houmy à Paris avec Malka – ce qui signifie reine en hébreu et en arabe, une chatte noire que j’ai aussi volée ou soustraite à la rue pour tenir compagnie à Houmy. Est-elle juive ou palestinienne ? Je ne sais pas. Elle non plus d’ailleurs, puisqu’elle ne doit pas distinguer l’Est et l’Ouest. Là où elle est née, on parlait surtout l’hébreu. Elle dépendait de la majestueuse poubelle rehov Shamkham, peu avant rehov King-George, l’artère principale du centre-ville. Cette poubelle est un trésor, car elle est alimentée par les restes des cafés et restaurants des rues mitoyennes. Aujourd’hui, Houmy est mort et je tâche toujours quelques années après de ne pas trop y penser, car sinon des larmes me viennent. Mais au fil du temps, ces larmes deviennent des larmes d’émotion et non plus seulement de tristesse. Mais Malka est toujours vivante et je l’aime de tout mon cœur. Heaven est le chat que j’ai pris à la mort de Houmy, en 2007. Lui aussi, je l’aime très tendrement. Pourquoi l’ai-je appelé ainsi ? Parce que je pense que Houmy est allé au paradis et qu’une partie de lui s’est peut-être réincarnée en Heaven.
Le paradis en anglais se dit « heaven », et le ciel aussi d’ailleurs, c’est un chat blanc comme un nuage avec des yeux bleus comme le ciel. Eric Clapton a écrit une très belle chanson qui s’appelle Tears in heaven apres qu’il a perdu son fils, dont le refrain est :
Would you know my name if I saw you in heaven ?
Would it be the same if I saw you in heaven ?
I must be strong and carry on, cause I know I don’t belong
here in heaven.
Heaven est un ragdoll, un chat américain, il lui fallait donc un nom anglais. Certains Juifs, dans les années 1930, donnaient des noms typiquement français a leurs enfants, Henriette, Jeannine, Albert… Aujourd’hui, les musulmans donnent des noms qui rappellent plutôt leurs origines, les Juifs aussi d’ailleurs. Je ne crois pas qu’il existe de règles en la matière, ce qui est important ce sont les valeurs transmises… »
https://www.fayard.fr/documents-temoignages/ames-et-animaux-9782213718019
Arno Klarsfeld
Ames et animaux - Fayard - 2021
Il y a un commentaire
lida
3 janvier 2021 à 15h31
super