Parmi ses nombreuses missions, l’Éducation nationale compte depuis 2021 la sensibilisation des élèves au respect des animaux en tant qu’êtres sensibles. Cependant, cet enseignement semble toujours absent des nouveaux programmes scolaires annoncés pour la rentrée 2024. Manque de volonté du Ministère ? Soumission aux lobbies de la chasse et de l’élevage ? Et s’il s’agissait d’un problème… de compréhension ?
Le colloque « Connaître et respecter les animaux : un enjeu pour l’Éducation nationale » s’est tenu à l’UNESCO en décembre dernier, à l’initiative de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences (LFDA) et de la Fondation Adrienne et Pierre Sommer. Il était consacré à la sensibilisation des élèves du primaire et du secondaire au respect des animaux, encadrée par de nouvelles dispositions du Code de l’éducation. À l’occasion de cet important événement, des écarts entre les discours des philosophes et scientifiques, d’une part, et des représentants de l’Éducation nationale, d’autre part, ont surpris de nombreux participants. L’assimilation de la défense des animaux à la protection de la biodiversité qui est apparue dans les discours institutionnels appelle depuis une question : l’Éducation nationale est-elle suffisamment familière des notions clés en éthique animale ? Ou, en d’autres termes : et s’il s’agissait d’un malentendu ?
Enseigner le respect des espèces, du « vivant », ou bien des individus ?
Établie sur le critère de l’interfécondité, la notion d’espèce est une catégorie théorique bien pratique : elle permet de rassembler des individus dans une case, qui est utile pour le récit que nous faisons de leur histoire évolutive commune. Pour Darwin lui-même, les espèces n’avaient pas d’existence propre en dehors de cette narration historique. Dans le temps présent et dans le réel, seuls les individus existent.
L’éthique animale est ainsi une éthique du sujet
En effet, en plus d’être vivants, le fait que les autres animaux soient comme nous les sujets de leurs sensations, fassent l’expérience de leur singularité et se vivent comme des individus uniques engage notre responsabilité d’une manière particulière vis-à-vis d’eux. Ainsi, s’il arrive que la conservation des espèces et la défense des animaux convergent occasionnellement, la protection de la biodiversité ou des espèces menacées d’extinction – ou le respect « du vivant » – n’est pas, en soi, un enjeu en éthique animale.
N’ayant pas de subjectivité, de sensibilité consciente (ou sentience), de personnalité, de préférences, d’aversions ou d’intérêts à défendre, les espèces ou « le vivant » n’entrent pas en tant que tels dans le champ de l’éthique (pas plus que les pierres, les océans ou les chaussettes, par exemple). Car il s’agit de prendre au sérieux les intérêts véritables et concrets d’animaux réels et considérés pour eux-mêmes.
La primatologue Jane Goodall déclarait ainsi, à l’occasion de la Journée de la Terre en 2020 : « Je pense, malheureusement, que beaucoup de gens encore ne veulent pas considérer les animaux comme des êtres sensibles, avec des émotions et une personnalité. On parle de conservation d’espèces, mais en réalité c’est de la conservation d’individus – avec chacun sa propre vie, son caractère et sa famille – qu’il s’agit. »
Les animaux sont des êtres sensibles
« L’enseignement moral et civique sensibilise également, à l’école primaire, au collège et au lycée, les élèves au respect des animaux de compagnie. Il présente les animaux de compagnie comme sensibles et contribue à prévenir tout acte de maltraitance animale. »
La reconnaissance des animaux comme des êtres doués de sensibilité est au cœur de l’article L312-15 du Code de l’éducation qui encadre l’éducation au respect des animaux[1] durant toute la scolarité.
En effet, la sensibilité nerveuse recouvre une réalité physiologique que nous partageons avec les autres animaux. En tant qu’êtres sensibles, nous sommes les sujets de nos propres sensations. Nous avons en commun d’attribuer à nos informations sensorielles une valeur (positive, négative, neutre…). Nous y réagissons par des comportements qui cherchent à prolonger ou reproduire sciemment les sensations agréables et éviter les expériences douloureuses. Anticiper le pincement de la clôture électrique, reculer devant le fouet du dresseur de cirque, savourer les rayons du soleil, faire des roulades dans l’herbe, se blottir dans la chaleur affectueuse d’un parent, s’inquiéter lorsqu’il est hors de vue… : comme nous, les animaux mémorisent leur vécu sensoriel, développent des préférences personnelles, anticipent des situations, font des choix en vertu de sensations et d’expériences passées ou à venir…
Chez Théophraste ou Plutarque, Condillac, Voltaire, Rousseau ou de nombreux autres philosophe, la philosophie morale s’est largement saisie de la notion d’être sensible. Ainsi, l’histoire des idées ne se trouve pas seulement appuyée par la science objective, elle est aussi désormais alignée avec le droit.
Depuis 1976, l’article L214-1 du Code rural et de la pêche maritime reconnaît en effet les animaux comme des « êtres sensibles » et enjoint les propriétaires à leur garantir des conditions de vie « compatibles avec [leurs] impératifs biologiques ». Au niveau européen, l’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne enjoint les États membres à tenir « pleinement compte du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles ». Depuis 2009, cette sensibilité des animaux est définie dans le droit européen[2] comme leur « capacité à ressentir la douleur. » Enfin, l’article 515-14 de notre Code civil reconnaît depuis 2015 les animaux comme des « êtres vivants doués de sensibilité. »
C’est cette sensibilité des animaux que le Code de l’éducation prévoit d’enseigner à l’école primaire, au collège et au lycée. À ce jour, les programmes scolaires ne l’ont toujours pas intégrée, ni dans les contenus pédagogiques, ni dans la formation initiale ou continue.
Marion Adam, Dominic Hofbauer, Charlotte Maignan, L214 Éducation.
[1] Initialement proposé pour tous les animaux, cet enseignement a été limité aux animaux de compagnie durant les débats parlementaires.[2] Règlement UE 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de la mise à mort.
Formations et ressources :
Les formations en éthique animale et au respect des animaux, L214 ÉducationFormation gratuite « Enseigner le respect des animaux » (MOOC)Le site de l’association Éducation Éthique Animale
Ouvrages recommandés :
Éthique animale, Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, collection Éthique et philosophie morale, Presses universitaires de France, 2008.
Introduction aux études animales, Émilie Dardenne, Presses universitaires de France, 2020.
Les droits des animaux en questions, Rosa B. & Dominic Hofbauer, éditions La Plage, 2022.
Pour aller plus loin :
« Enseignons à l’école l’empathie pour les animaux », tribune, Libération.
« Du meuble à l’être sensible : la protection des animaux en cinq dates », Camille Renard, France Culture.« Tous sensibles : quelles responsabilités sont induites par le fait que les animaux ressentent ? », par Dominic Hofbauer, L214 Éducation, Savoir animal.
« L’introduction de la sensibilisation au respect des animaux dans le code de l’éducation », par Marie-Laure Laprade, Éducation Éthique Animale.Colloque
« Connaître et respecter les animaux : un enjeu pour l’Éducation nationale », Fondation droit Animal, éthique et sciences.« À l’école, l’éthique animale absente au programme ! «, Fondation droit animal, éthique et sciences.
Marion Adam, Dominic Hofbauer, Charlotte Maignan, L214 Éducation.
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