« Vend paire de pointes d’ivoire, prix à négocier », « Propose oiseaux exotiques à prix attractif », « Bébé python femelle, disponible à la vente, prix abordable »… les annonces de ce genre pullulent désormais sur Internet dans une apparente normalité, si ce n’est qu’elles laissent soupçonner l’existence d’un commerce illicite d’espèces sauvages qui s’est graduellement déplacé des marchés traditionnels pour s’opérer désormais en ligne.
Et pour cause ; un cyberespace commercial librement accessible, le jour comme la nuit, et ce dans le plus grand anonymat, des opportunités de transaction assorties de frais dérisoires et exclusives de toute procédure de contrôle, en bref une véritable aubaine pour les trafiquants, d’autant que la demande d’acquisition d’animaux sauvages ou de produis dérivés est toujours très forte.
En bout de ligne (sans mauvais jeu de mots !) se trouvent des acheteurs aux profils divers, englobant des collectionneurs d’objets dits artisanaux, des amateurs d’espèces rares, des consommateurs imprégnés de croyances ou d’influences culturelles en tout genre, venant des quatre coins du monde; une demande, en tout état de cause, ignorante ou peu scrupuleuse des lois internationales et plus particulièrement des régimes de contrôle stricts imposés par la Convention internationale sur le Commerce des espèces de Faune et de Flore sauvages menacées d’extinction (CITES) signée le 3 mars 1973, qui constitue le cadre légal de référence [1].
Selon le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW), tout y passe : bracelets et bibelots sculptés en ivoire, peaux de grands félins, perroquets et oiseaux de proie vivants, crocodiles, alligators et serpents qu’il est possible de vendre et d’acheter, en toute impunité directement depuis son cellulaire ou son ordinateur [2].
Les plateformes en ligne sont ainsi venues faciliter un commerce illicite dont les bénéfices sont estimés, selon l’ONG World Wild Fund for Nature (WWF), entre 8 et 20 milliards de dollars par an, faisant du trafic illicite d’espèces sauvages le 4e plus important commerce international illégal, après celui des stupéfiants, de la traite des êtres humains et des produits contrefaits [3].
Dans un contexte d’accentuation des menaces d’extinction de plusieurs espèces d’animaux, ce trafic en ligne ne peut que susciter indignation et émoi. Qu’ils émanent d’associations environnementales ou d’organisations gouvernementales, tous les indicateurs sont, en effet, au rouge quant à l’accélération du rythme de disparition de nombreuses espèces sauvages.
La Plateforme Intergouvernementale Scientifique et Politique sur la Biodiversité et les Services Écosystémiques (IBPES), créée en 2012, rappelle notamment que « le taux mondial d’extinction d’espèces est déjà au moins plusieurs dizaines à centaines de fois supérieure au taux moyen des 10 derniers millions d’années, et que la menace d’extinction s’accélère » [4] .
Tout récemment, le Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, a souligné, à l’occasion de la journée mondiale de la vie sauvage, célébrée chaque année le 3 mars (date anniversaire de la CITES) l’urgence d’une action tout à la fois collective et intégrée pour endiguer ce fléau [5].
La mobilisation est pourtant bien présente et ne cesse de s’intensifier à travers des partenariats, des programmes de soutien technique et de sensibilisation et autres initiatives prises depuis la fin des années 60 par bon nombre d’ONG. Considérées comme les fers de lance dans la protection de la vie sauvage, ces dernières ont, d’ailleurs, joué un rôle essentiel dans l’élaboration d’un cadre juridique international visant à réglementer le commerce des espèces sauvages menacées d’extinction.
I- La Convention internationale sur le commerce des Espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction du 3 mars 1973 (CITES): un instrument juridique essentiel, mais des limites
L’illicéité du trafic d’espèces sauvages qui s’opère allègrement en ligne doit naturellement être analysée à la lumière des mécanismes de contrôle définis par la CITES qui constitue depuis près de cinquante ans le cadre juridique international de référence en matière d’importation et d’exportation d’espèces sauvages.
La CITES a été adoptée sous l’impulsion del’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), une ONG dont l’activité est dédiée à la conservation de la nature depuis sa mise sur pied en 1946. Plus qu’une organisation, celle-ci fait figure de réseau intégrant 1 400 organisations membres et 17 000 experts scientifiques dont les travaux de recherche et conclusions servent de support à l’élaboration de la fameuse Liste rouge mondiale des espèces animales et végétales menacées d’extinction[6].
Cette liste rouge constitue un inventaire mondial exhaustif de l’état de conservation global des espèces végétales et animales. On y apprend notamment que plus de 37 400 espèces sont menacées d’extinction, ce qui représente encore 28% de toutes les espèces évaluées, parmi lesquelles 41% sont des amphibiens et 26% des mammifères. Une liste facile d’accès puisque l’utilisateur n’aura qu’à saisir le nom d’une espèce animale ou florale quelconque pour connaître son statut ; espèce éteinte, espèce à l’état sauvage, espèce en danger critique, espèce vulnérable ou quasi menacée.
Dès les années 60, l’UICN avait précisément attiré l’attention des États sur l’impact du commerce international de la faune et de la flore sauvages, alors en constante augmentation, sur la conservation et la survie même de ces espèces et plus globalement sur la pérennité de la biodiversité, et appelé corollairement à l’élaboration d’un instrument juridique international visant à prévenir la surexploitation de ces espèces.
Adoptée le 3 mars 1973 à Washington, la CITES vient ainsi encadrer l’exportation et l’importation de plus de 35 000 espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction ou susceptibles de le devenir si le commerce n’est pas contrôlé. Ce contrôle va s’opérer à travers tout un jeu d’annexes, de permis et de certificats divers venant conditionner tout transfert international d’espèces sauvages vivantes ou mortes, visées par la convention.
Les documents CITES représentent donc une sorte de certification, de garantie d’utilisation durable des espèces sauvages concernées et vont permettre parallèlement d’assurer la traçabilité du commerce ; leur authenticité, leur recevabilité et leur adéquation avec les spécimens qu’ils accompagnent devant être contrôlées par les autorités douanières.
Plus spécifiquement, la CITES organise trois régimes de contrôle qui s’appuient sur 3 annexes auxquels les articles 3, 4 et 5 de la convention renvoient respectivement. Ainsi :
- Par application de l’article 3, le commerce des espèces menacées d’extinction, telles que visées à l’annexe I, est interdit. Leur transfert n’est autorisé que dans des conditions exceptionnelles (recherche scientifique ou reproduction en captivité).
- Par application de l’article 4, le commerce des espèces sauvages non menacées d’extinction, mais susceptibles de le devenir en l’absence de contrôle, telles que visées à l’annexe II est autorisé sous réserve du respect d’un formalisme rigoureux ( obtention de différents permis et certificats d’exportation et d’importation).
- Par application de l’article 5, les espèces protégées dans un seul État, telles que visées à l’annexe III doivent donner lieu à un contrôle de leur commerce par les autres États parties, si l’État concerné par cette protection le demande.
L’information scientifique constitue, naturellement, un élément central dans la mise en œuvre de la convention. Ainsi, chaque partie a l’obligation, en vertu de l’article 9, de désigner une autorité scientifique de référence et le secrétariat de la convention est, de son côté, tenu « d’entreprendre, les études scientifiques et techniques qui contribueront à l’application de la présente Convention, y compris les études relatives aux normes à respecter pour la mise en état et le transport appropriés de spécimens vivants et aux moyens d’identifier ces spécimens », et ceconformément aux dispositions de l’article 12 (2) de la convention.
Depuis son adoption, la CITES a indéniablement encouragé un contrôle sérieux des transactions portant sur les espèces sauvages. Ainsi, le nombre de transactions enregistrées est passé en 2017 à 1 200 000 contre 100 000 au début des années 80[7]. Cette efficacité dans les mesures de contrôle ne saurait, pour autant, occulter la réalité d’un commerce illicite parallèle que la CITES peine à elle seule à endiguer.
Les raisons motivant ce trafic sont tout à la fois d’ordre juridique, politique, économique et culturel.
La CITES laisse, tout d’abord, une grande marge de manœuvre aux États parties quant à l’adoption des réglementations répressives. L’article 8 précise en effet que ces derniers « prennent les mesures appropriées (…) pour interdire le commerce de spécimens en violation de ses dispositions. Ces mesures comprenant des sanctions pénales frappant soit le commerce, soit la détention de tels spécimens, ou les deux (…) la confiscation ou le renvoi à l’État de tels spécimens ».
Or, les trafics d’espèces sauvages prospèrent, dans plusieurs pays d’Afrique et d’Asie au sein desquels les normes répressives sont inexistantes, ineffectives ou assorties de peines dérisoires. Pauvreté, corruption, croyances locales auxquelles s’ajoutent les conflits internes que les opérations de braconnage viennent financer et tendent à nourrir dramatiquement ce trafic, qui de surcroît pâtit d’un faible écho médiatique.
Depuis son adoption, les États parties à la convention tentent de trouver des solutions à travers notamment des alliances avec des organisations gouvernementales susceptibles, de par leur expertise, de contrer ce commerce illicite.
La CITES s’est ainsi associée en 2010 à Interpol, l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (UNODC), la Banque mondiale et l’Organisation mondiale des douanes pour former le Consortium international de lutte contre la criminalité liée aux espèces sauvages, aux fins notamment d’aider les agences et autorités locales à détecter et enquêter sur la criminalité liée aux espèces sauvages et à organiser des poursuites judiciaires appropriées. Le consortium cherche, par ailleurs, à apporter un soutien technique et opérationnel dans le démantèlement des groupes criminels organisés au sein des pays concernés.
Des efforts louables, mais dont on peut douter qu’ils puissent répondre adéquatement à la spécificité du commerce des espèces sauvages en ligne.
II- La Coalition pour Mettre Fin au Trafic d’Espèces Sauvages en Ligne de 2018
Face à une convention internationale qui semble globalement inadaptée, face à ce fléau, les ONG demeurent sur le front et multiplient, depuis plusieurs années, toute une série de programmes d’actions, menés conjointement avec des organisations gouvernementales et d’autres ONG.
La Coalition pour Mettre Fin au Trafic d’Espèces Sauvages en Ligne adoptée en 2018 s’inscrit utilement dans la continuité de ces actions et semble se présenter comme un mécanisme de contrôle adapté à ce qui relève désormais de la cybercriminalité liée aux espèces sauvages.
Si Internet offre une plateforme de premier choix pour les trafiquants, il peut aussi constituer un formidable outil de lutte contre ce même trafic dès lors que les entreprises du web acceptent de coopérer pour détecter toute transaction illicite. Du bon sens après tout… Il s’agit de battre les trafiquants sur leur propre terrain.
Le Réseau de surveillance du commerce de la faune et de la flore sauvages (TRAFFIC) constitue un des acteurs clés de cette initiative récente.
Mis sur pied en 1976 par WWF, en partenariat avec l’UICN, le réseau TRAFFIC travaille en étroite coopération avec le Secrétariat de la CITES pour offrir notamment un soutien aux gouvernements locaux dans l’élaboration et la mise en œuvre de politiques répressives et organiser des actions de sensibilisation auprès des consommateurs pour dissuader l’achat de produits illicites d’espèces [8].
Le réseau a permis, par ailleurs, l’élaboration en 2014 de la Wildlife Crime Initiative (WCI), une initiative visant à définir des actions ciblées à l’encontre de chacun des intermédiaires de la chaîne commerciale, du braconnier au consommateur final, en passant par le trafiquant.
La WCI a ainsi établi le Programme Zéro Braconnage et organisé, à cet effet, des échanges d’apprentissage entre le Népal, dont le programme a abouti à des effets positifs, et plusieurs pays d’Afrique de l’Est tels que le Kenya et la Tanzanie aux fins d’encourager ces derniers à suivre l’exemple. La WCI travaille, par ailleurs, avec des agences locales en charge d’assurer l’application des lois, aux fins de les aider dans la mise en œuvre du programme, notamment au Rwanda, en Ouganda et en République Démocratique du Congo[9].
En tant qu’outil additionnel, la coalition vient renforcer l’ensemble de ces actions en impliquant désormais les entreprises du Web.
Fruit d’un partenariat lancé le 7 mars 2018 entre WWF, IFAW, le réseau TRAFFIC et 21 cyber-entreprises, la coalition vise à supprimer ou bloquer les marchés illicites susceptibles d’être conclus en ligne ; l’objectif général étant alors de réduire de 80% d’ici 2020 le trafic d’espèces sauvages en ligne sur les plateformes d’entreprises diverses [10].
Deux ans après sa mise sur pied, ce sont désormais 36 entreprises de commerce électronique, de recherche et de médias sociaux du monde entier qui ont rejoint la coalition, parmi lesquelles Alibaba, Artron, Baidu, Baixing, eBay, Etsy, Facebook, Google, Huaxia Collection, Hantang Collection, Instagram….
Pour contrer le trafic en ligne, la coalition adopte plusieurs approches : un travail de collaboration avec des universitaires, des ingénieurs d’entreprise et des informaticiens pour améliorer les technologies de détection automatisée et bloquer les produits d’espèces interdites à la vente, un travail également d’éducation des utilisateurs sur les enjeux environnementaux, économiques, sociaux et sanitaires liés aux trafics d’espèces sauvages aux fins de les amener à signaler toutes annonces suspectes; la fourniture du matériel de formation à travers le programme d’apprentissage en ligne de la Coalition.
Les entreprises sont véritablement encadrées par le réseau TRAFFIC et les ONG partenaires qui mettent à leur disposition des données actualisées sur les tendances du commerce mondial et régional d’espèces sauvages, du matériel de formation ainsi qu’un guide de recommandations politiques.
Un premier rapport d’étape a été publié en mars 2020 révélant que les sociétés de la coalition sont parvenues à bloquer ou supprimer de leurs plateformes plus de 3 millions de listes d’espèces menacées [11] . Celui-ci confirme, par ailleurs, que les entreprises impliquées ont mobilisé d’importants efforts dans la détection des transactions illégales à travers une augmentation de la capacité du personnel à repérer les produits illégaux de la faune, une surveillance régulière des plateformes en ligne pour identifier les mots clés de recherche.
Selon le rapport, une liste de 1 170 mots de recherche et hashtags ont été rassemblés et partagés avec les membres de l’entreprise pour intégrer des modèles d’automatisation visant à détecter et bloquer les annonces illégale
De manière générale, ces premières conclusions demeurent positives quant au démantèlement graduel des réseaux commerciaux illicites en ligne.
La force de cette coalition réside, sans aucun doute, dans son approche axée sur le Crowdsourcing, une approche encourageant un travail collaboratif de masse impliquant les entreprises commerciales, les réseaux sociaux et tous les internautes que nous sommes.
Le programme est ouvert à tous et chacun peut devenir un cyber-observateur et bénéficier d’une formation pour repérer les annonces illégales et les signaler [12].
Indéniablement, nous avons tous un rôle à jouer dans la lutte contre le trafic d’espèces sauvages !
[1] La CITES ( Convention on International Trade in Endangered Species of Wild Fauna and Flora) est entrée en vigueur le 1er juillet 1975. Elle compte actuellement 183 parties.
[2] IFAW (International Fund for Animal Welfare) est une ONG dédiée à la cause animale depuis 1969 Données IFAW, 21 octobre 2018, accessibles en ligne : https://www.ifaw.org/fr/news/le-plan-daction-contre-la-cybercriminalite-mondiale-liee-aux-especes-sauvages-rassemble-des-acteurs-essentiels-de-la-lutte-contre-les-trafiquants-despeces-sauvages-en-ligne
[3] WWF, La lutte contre le trafic illégal d’espèces sauvages, consultation avec les gouvernements menée par Dalberg, Rapport WWF, 2012, p.9.
[4] IPBES (The Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services), Voir le rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques : résumé à l’attention des décideurs, IPBES, 2019, p.21.
[5] Élocution du SGNU du 3 mars 2021 en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=MOFtm8qVw5Q.
[6] La liste rouge de l’UICN est consultable en ligne : https://www.iucnredlist.org/.
[7] Données CITES accessibles en ligne sur le site de la CITES.
[8] TRAFFIC (Trade Records Analysis of Flora and Fauna in Commerce). Les données sur l’origine et les activités de l’Organisation sont disponibles sur : https://www.traffic.org/.
[9] Sur les actions menées dans le cadre de la WCI, voir le rapport annuel de 2018, Examen annuel 2018 de la lutte contre la criminalité sauvage, TRAFFIC, 2018, en ligne : https://www.traffic.org/site/assets/files/9025/wci_annual_review_2018.pdf
[10] Les informations sur l’origine, la composition et les missions de la coalition sont accessibles en ligne : <https://www.endwildlifetraffickingonline.org/.
[11] Rapport d’étape de la Coalition pour mettre fin au trafic d’espèces sauvages en ligne, 2020, pages 7, 8 et 9, en ligne : https://www.endwildlifetraffickingonline.org/our-progress .
[12] Pour toute information sur la coalition : cyberspotter@endwildlifetraffickingonline.org.
Nora Ait-Aissi Paillon
Docteur en Droit
Avocate et chargée d’enseignement en droit de l’environnement à l’université d’Ottawa