Le miel occupe une place capitale dans les cultures de certains peuples de l’Est Africain, la diversité de ses représentations traduit une multiplicité des rapports au Vivant : Chez les Hazda, l’apiculture se pratique avec le concours d’un oiseau, chez les Maravi elle implique la mort de l’essaim, chez les Yao la connaissance des arbres.
La modernisation des pratiques apicoles traditionnelles, portée par des programmes de conservation intégrée, implique un basculement productiviste qui place les participants dans le système monétarisé. La logique homme-flore-abeille-argent est défendue par l’école pragmatique de la conservation de la biodiversité selon laquelle il faut attribuer une valeur à la Nature pour la protéger.
Cette rupture profonde est d’ordre culturel car elle se traduit par une remise en question des cosmologies qui liaient jusqu’alors humains et non-humains (Descola, 2005).
Qu’est ce qui est en jeu derrière l’imposition d’une certaine forme de perception du Vivant ? Pourquoi la culture des populations indigènes doit-elle prévaloir sur la logique de la rentabilité ?
Sédentarisation, standardisation
L’abeille à miel Africaine est connue pour son caractère migrateur, elle ‘essaime’ en fonction des opportunités alimentaires. Afin de bénéficier des abondances saisonnières, elles se déplacent de la forêt dans les champs au moment des floraisons. Une relation mutualiste se met en place avec l’homme : en se nourrissant dans les plantations, elle participe à la production des fruits.
L’apiculture productiviste est sédentaire, les ruches sont presque inamovibles et ancrent essaims et hommes à un endroit défini. Le caractère nomade des abeilles, comme autrefois celui des hommes, est remis en cause par la diffusion des techniques modernes. L’activité apicole tend à harmoniser les manières de vivre et de produire du miel.
Rationalisation, valorisation
L’apiculture occupe un rôle croissant dans le domaine de la protection de la biodiversité, le rôle de polinisateur de l’insecte l’érige en intercesseur du monde végétal.
La mise en place des techniques productiviste peut être lue comme l’imposition d’une façon de lire le Vivant. Les bons augures d’une récolte de miel inattendue, le travail avec les indicatoridés ou les mythes autour de l’abeille n’ont plus lieu d’être. Ces éléments de la perception de l’habitat sont sacrifiés au profit d’une Nature rationalisée, ou les rapports au Vivant sont intermédiés par l’argent.
La logique de valorisation économique de la Nature cantonne l’apiculture à des fonctions écologiques précises dans lesquelles les perceptions locales préexistantes ne se retrouvent pas.
Savoirs traditionnels et biodiversité
La diffusion de l’apiculture productiviste est justifiée par l’intégration à un circuit de vente. Toutefois, aux yeux de nombreux peuples autochtones, le miel est un objet pluriel (cicatrisant, symbole de virilité, offrande, etc.). La commercialisation lisse les ontologies de l’objet « miel » qui est cantonné à celui de « bien ».
Il existe cinq espèces d’abeilles mellifères dans le Parc national de Gilé, les médecins traditionnels reconnaissent des propriétés différentes à chacune. Seules deux espèces peuplent les 300 ruches disposées à proximité de l’aire protégée, ces dernières n’étant pas conçues pour des caractéristiques différentes (terrestre, de petite taille). Les abeilles sont considérées comme une espèce uniforme -à l’image du commerce international d’essaim comparable à celui du bétail-.
Les savoirs apicoles ont été façonnés par l’hétérogénéité des environnements, ils sont porteurs d’une lecture particulière de l’habitat. Les chasseurs de miel du miombo se sont transmis de générations en générations les connaissances liées à la flore mellifères. L’uniformisation des relations hommes-abeilles peut entrainer une perte de cette connaissance orale et marquer le début d’une déconstruction de l’identité d’un peuple qui deviendrait étranger à son milieu.
Si, du point de vue des communautés villageoise, la promesse d’une amélioration rapide des conditions de vie est une justification suffisante à l’adoption de pratiques ‘innovantes’, du point de vue des intervenants la mise en place de celles-ci devrait être réalisée avec prudence. La modernisation de l’apiculture entraine des bouleversements rapides qui se font au péril des cultures locales.
Symbolique universelle
L’apiculture est une activité que cultures occidentales et indigènes partagent, l’ancrer dans l’économie s’apparente à saper ses originalités. La logique mercantiliste du miel est binaire, production/vente, elle s’accommode difficilement de la complexité que celui-ci peut avoir dans les cultures des peuples indigènes.
L’abeille est un emblème intemporel, comme le souligne M.Pastoureau, des mérovingiens en passant par Napoléon, on loue son caractère laborieux et organisé. Elle occupe aujourd’hui une place centrale dans les représentations publiques : c’est un des étendards de la lutte contre les produits chimiques utilisées par l’agro-industrie, les bienfaits de ses produits sont portés aux nues par les naturopathes, les ruches posées sur les toits des immeubles de bureaux incarnent une réalité -ambigüe- de l’engagement climatique des entreprises capitalistes. L’abeille est instrumentalisée et placée dans un cadre justifiant un système de valeur sous-jacent. Dans le cas des peuples indigènes elles sont parties du système ou Nature et culture sont entremêlés.
Les relations complexes de certaines populations d’Afrique de l’Est à l’apiculture, illustrent des représentations du vivant différentes d’une « Nature » objectifiée occidentale et traduisent des manières d’être vivant variables. Un des enjeux de la conservation est de protéger cette diversité, même si elle suppose des actions condamnables du point de la pure préservation. Pour que le miel soit conçu comme une clef de compréhension du vivant universel, ces relations -parfois violentes- entre hommes et abeilles doivent être protégées.
Basile Guillot
Préservationniste engagé pour le respect des cultures indigènes @ Parc National de Gilé