Numéro 11EnvironnementRenforcer nos liens avec la nature, un pas nécessaire vers sa protection

Alice Fouillouze17 avril 2023310 min

Les résultats des rapports scientifiques sont unanimes concernant « l’érosion de la biodiversité » : 69% des populations d’animaux sauvages vertébrés ont disparu depuis 1970[1] et près d’un million d’espèces sont menacées de disparition[2]. L’ampleur est telle qu’on évoque une sixième extinction de masse. Les humains, par leurs activités (déforestation, surexploitation, pollution…) sont en train d’enrayer le processus de la vie.

Pourtant, on le sait, la biodiversité est nécessaire au fonctionnement de nos sociétés grâce à tous les services écosystémiques qu’elle nous procure : production de ressources alimentaires et autres matières premières, régulation de la composition de l’air, de la qualité de l’eau… auxquels s’ajoutent les services récréatifs, culturels et spirituels. La préservation de la nature dans sa diversité est donc une question de survie pour l’humanité.

Mais malgré la gravité et l’urgence de la situation, cet enjeu écologique peine encore à attirer notre attention ou nous laisse désemparé. Plusieurs raisons peuvent éclairer cette inertie, tant d’un point de vue individuel que sociétal.

En premier lieu, si l’effondrement de la biodiversité représente une fraction de seconde à l’échelle de l’évolution, il est peu perceptible rapporté à l’échelle d’une vie humaine. De plus, ce phénomène reste abstrait et lointain dans l’inconscient collectif : s’il touche localement et actuellement tous nos milieux de vie en réalité, il reste bien souvent appréhendé au niveau planétaire, et comme un événement à venir. Les chiffres rapportés par les scientifiques, pourtant censés nous alarmer, peuvent également paraître trop objectifs et détachés de la réalité pour nous affecter. En outre, le déclin de la biodiversité est généralement éclipsé par le souci omniprésent du changement climatique, constamment au premier plan de la scène politique, par rapport aux autres problématiques environnementales. D’autre part, lier les enjeux écologiques aux enjeux géopolitiques semble, hélas, encore absurde ou insensé dans nos sociétés contemporaines : au lieu d’être intégrées aux problématiques majeures de notre époque, les questions environnementales sont considérées de manière isolée voire en concurrence avec d’autres enjeux, reléguant la nature comme un problème secondaire à prendre en compte une fois les « vrais » problèmes (e.g. sécurité, emploi, croissance) résolus. On ajoutera enfin que, dans un contexte économique et politique largement influencé par les lobbies industriels, l’idée d’agir localement et individuellement en faveur de la biodiversité peut paraître dérisoire, et procure par conséquent un sentiment d’impuissance n’engageant pas à la mobilisation.

Mais alors comment faire surgir le désir et la force de s’investir dans la protection de la biodiversité ? C’est à cette question que cet article tentera brièvement de répondre à travers trois leviers qui, en mobilisant nos motivations profondes et intrinsèques, peuvent nous aider à développer de nouvelles façons de percevoir, penser et agir en faveur du vivant.

1- Ressentir et percevoir : faire place au sensible et aux émotions positives

 « On ne défend bien que ce que l’on a appris à aimer », Francis Hallé, botaniste[3]

La première étape est d’éveiller – ou de réveiller – nos sens. Aller s’aventurer et explorer la nature sauvage et spontanée, prêter attention à la richesse, à la beauté et à la complexité du vivant. Pour reprendre les mots du philosophe Baptiste Morizot, il s’agirait de développer « une sensibilité à la pluralité des formes de vie, à leurs manières d’être vivant. Une sensibilité aux relations »[4].

Renforcer notre capacité à percevoir la biodiversité à travers nos sens exige alors de la regarder et non plus uniquement la voir, de l’écouter et non plus simplement l’entendre. Car, comme le note le botaniste Francis Hallé, « l’attention aux êtres vivants se pratique, l’émerveillement est un art qui s’aiguise »[5] ; il faut apprendre à voir la biodiversité différemment, bien au-delà d’un simple décor naturel.

Ces attentions portées sur les ressentis sont essentielles car, en mobilisant des émotions positives, elles contribuent à développer ou renforcer une relation intime à la nature: des émotions dans un premier temps centrées sur soi (la curiosité, la joie, la sensation de bien-être…), nous ouvrant progressivement à une sensation d’immersion profonde, un sentiment d’unité à la nature.

Ressentir et reconnaître cette « connexion à la nature » est un point de levier non négligeable dans la mesure où elle nous amène à manifester une forme d’empathie à l’égard du monde naturel, accompagnée de préoccupations et d’un besoin de la préserver. Ce processus a d’ailleurs été nommé par les chercheurs « la voie du we-ness »[6] : tout comme nous faisons preuve d’une plus grande empathie et d’une volonté d’aider nos proches, nous ressentons davantage la volonté d’aider la nature à mesure que nous nous sentons proche d’elle.

Ainsi, en générant des motivations intrinsèques, presque « viscérales », ces formes de relations intimes induisent des changements profonds dans nos manières de percevoir le vivant qui sont à l’origine de nos actions en faveur de sa protection. Comme l’affirme à ce propos Baptiste Morizot, « notre sensibilité au vivant, les émotions que l’on peut éprouver à son endroit ont tout à voir avec la question de notre action pour le défendre »[7].  Il n’y a pas d’action ni de changement, sans émotions et sentiments, sans engagement personnel[8]. Il faut que « ça nous touche », ce que le langage objectif ne sait faire. C’est pourquoi, face à l’érosion massive de la biodiversité, (re)donner une place prépondérante au sensible et aux émotions dans notre relation à la nature semble être plus que jamais fondamental.

2-Penser : privilégier des formes de connaissance qui relient

Connaître la nature sous un angle rationnel et scientifique est indispensable pour prendre conscience de notre interdépendance au monde naturel et le protéger. Mais, comme déjà évoqué, les chiffres – vertigineux – sont bien souvent démoralisants et accablants, cette connaissance globalisante et objectivante n’incitant pas réellement à l’action.

Ainsi, il est conseillé de privilégier « des formes de connaissance qui relient ». La chercheuse Estelle Zhong Mengual entend par là « des manières de connaître qui conservent cette exigence des sciences naturelles à l’égard de l’exploration de l’altérité, mais qui nous tissent au monde vivant »[9], comme par exemple, acquérir une connaissance spécifique de la biodiversité locale, celle qui nous entoure.

Pour Boris Presseq, botaniste qui écrit à la craie le nom de plantes sauvages poussant dans les rues de Toulouse, « à partir du moment où on nomme quelque chose, on lui donne une existence », et de rajouter « on protège toujours un peu mieux ce qu’on connaît »[10]. En effet, connaître les espèces animales et végétales, leurs histoires, leurs caractéristiques ou encore leurs utilisations, renforce l’intérêt que l’on peut porter à la nature et induit une forme de reconnaissance et de respect. C’est une façon de restituer aux entités naturelles leur valeur intrinsèque ; on leur reconnaît désormais une existence à part entière. Pour reprendre les mots de Estelle Zhong Menghal, « Savoir nommer, c’est savoir distinguer, opération critique pour une culture qui a empaqueté la myriade des formes de vie sous un seul terme générique de “nature”. […] Ne voir que des “fleurs”, même si on apprécie leur beauté, c’est une certaine façon de ne pas les voir : c’est leur retirer leurs qualités distinctes, ou mieux dit leur “manière d’être vivant”. […] Sans le nom, il n’y a qu’un simple décor anonyme »[11].

Ainsi, cette dimension cognitive (e.g. l’acquisition de connaissance sur les espèces) viendrait enrichir les expériences sensibles de nature et participerait davantage à changer de regard sur la biodiversité qui s’y trouve.

3-Agir : transformer les « passions tristes » en actes

Les problèmes environnementaux peuvent paraître tellement accablants qu’il nous semble souvent vain d’agir. Or, si nous ne croyons pas en notre capacité à provoquer le changement par notre comportement, il est peu probable que nous nous mobilisions. 

Ainsi, commencer par agir au niveau de la biodiversité locale en participant à des projets bien définis et aux objectifs modestes mais atteignables, pourrait être un premier pas pour contrer ce sentiment d’impuissance.

S’impliquer par exemple au sein d’associations de protection de la nature, au travers d’activités portant sur l’environnement immédiat, permet de fait de prendre conscience de nos propres « capacités d’action ». On développe alors notre sens de l’efficacité personnelle et collective, c’est-à-dire la conviction que l’on peut réussir dans une situation spécifique. Ce processus insuffle le sens de la responsabilité et, par la satisfaction engendrée, un désir d’agir plus grand.

Cette idée selon laquelle il ne faut pas attendre de pouvoir avoir un impact réel et direct sur l’érosion de la biodiversité en tant que telle, mais savoir se nourrir de petites victoires, est défendue par le philosophe Baptiste Morizot. Car celles-ci, selon lui, permettent d’activer la « puissance d’agir » : « Dans cette bataille, commencer par une lutte précise, territorialisée, plutôt que par des prises de position abstraites […] a des effets importants concernant le sésame de l’action : à savoir le sentiment de la puissance d’agir. […] Les luttes concrètes ici présentes, même si chacune apparaît dérisoire, sont très puissantes dans leur effet […] Défendre un petit pan du monde qui nous fait vivre donne le sentiment que quelque chose, même modeste, est possible. Qu’on nous donne du possible, et c’est ce monde qu’on sent pouvoir changer »[12]. L’action locale est donc puissante en ce qu’elle génère un sentiment d’efficacité voire d’accomplissement qui vient contrarier le sentiment d’impuissance face à cette crise globale.

Conclusion

Ces quelques pistes nous invitent à porter notre regard non plus uniquement sur la nature en tant que telle, mais sur les liens que nous pouvons tisser avec elle. Considérer la protection de la nature sous le prisme de notre relation au vivant participe à transformer en profondeur nos manières de ressentir, penser et agir. En effet, vivre des relations de plus en plus riches et intimes avec le monde naturel est primordial pour se sentir impliqué, concerné, et non plus impuissant ou du moins extérieur. C’est par le biais d’une telle relation profonde avec la nature qui nous entoure que l’individu fait sien le souci de sa protection et que s’opère un changement de perception de ce qui est à défendre.

Repenser et développer des liens avec le vivant « empreints d’un sentiment de fraternité avec la nature » fait écho à l’éthique environnementale d’Aldo Leopold, lorsqu’il déclarait : « Nous abusons de la terre parce que nous la considérons comme une marchandise qui nous appartient. Lorsque nous considérons la terre comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons commencer à l’utiliser avec amour et respect »[13]. Par ces mots, ce pionnier de la pensée écologiste soutenait déjà que ce sentiment d’appartenance à la communauté naturelle au sens large était une condition préalable au respect et à une protection accrue de la nature. Il faut penser une interdépendance au-delà d’une relation purement instrumentale : nous sommes dans et de la nature.

[1] Rapport « Planète vivante », WWF, 2022

[2] Rapport « Global Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services », IPBES, 2019

[3] « Francis Hallé : “Se libérer du règne de la mesure et renouer avec la sensibilité” », Entretien par G. d’Allens et David Richard, Reporterre, 2021

[4] Raviver les braises du vivant, 2020

[5] Idem réf. 3

[6] « The importance of connection to nature in assessing environmental education programs », C.M. Frantz et F.S. Mayer, Studies in Educational Evaluation, 2014

[7] « Renouer avec le vivant », Socialter HS N°9, 2020 

[8] On notera d’ailleurs que le terme « émotion » a pour racine latine ex movere, ce qui signifie « mouvement hors de soi », et peut donc se lire comme un mouvement vers l’extérieur, dans le sens de « ce qui pousse à agir ». 

[9] « Renouer avec le vivant », Socialter HS N°9, 2020 

[10] « Toulouse : ce botaniste trace à la craie le nom des plantes sauvages », Brut, 2019

[11] Idem réf. 8

[12] Idem réf. 8

[13] « Almanach d’un comté des sables », 1949. Célèbre forestier et environnementaliste américain de la première moitié du XXème siècle, Aldo Leopold (1887-1948) est un des pères fondateurs de l’écologie. 

Photos : ©Alice Fouillouze


Alice Fouillouze
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Travaille sur les questions liées à la transition écologique et à la relation humain-nature via une approche pluridisciplinaire (sciences de la conservation et philosophie de l'environnement)

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