Lors du colloque interdisciplinaire « L’homme, l’animal et le robot : défis et perspectives »[1] qui s’est tenu à Évry le 15 mai 2024 sous la direction d’Aloïse Quesne, maître de conférences en droit privé à l’université d’Évry Paris-Saclay, membre de l’Institut universitaire de France, il a été question de robotique, de personnalité électronique, de science-fiction parfois, mais aussi d’un domaine actuel quoique novateur : les prothèses pour les animaux. De nombreux problèmes ont été posés : pour qui utiliser des prothèses, pourquoi, comment et enfin, y a-t-il des limites à ne pas franchir ?
Prothèses et animaux : pour qui ? et pourquoi ?
D’abord créée par l’homme et pour l’homme, la prothèse existe depuis l’Antiquité, comme en attestent les prothèses d’orteil fabriquées en Égypte ancienne retrouvées par les archéologues. Créée pour remplacer ou suppléer un organe ou une fonction défaillante, elle a fait son entrée pour nos animaux de compagnie tout d’abord de façon artisanale (mais néanmoins efficace, par exemple avec les chariots pour chiens paralysés de l’arrière-train), puis avec une sophistication croissante. Les prothèses internes ou endoprothèses, implantées dans le corps de l’animal comme les prothèses ligamentaires ou les prothèses de la hanche, sont moins médiatisées que les prothèses externes, visibles donc, qu’elles soient amovibles ou non : prothèses de membres mais aussi de bec, d’aileron…Par contre, les prothèses que les médias qualifient de « bioniques » ne le sont pas : ces prothèses généralement d’amputation[2] ne sont pas myoélectriques ou électroniques, ne répondent pas aux stimuli du corps car elles ne sont guère adaptées pour un animal quel qu’il soit : très onéreuses, elles sont complexes, fragiles, et nécessitent beaucoup de soins et de réglages, il est difficile d’en équiper même les animaux les plus proches de nous, nos animaux de compagnie. Car effectivement, qui peut profiter des prothèses ?
Dans la grande majorité des cas, ce sont en réalité nos animaux de compagnie qui sont appareillés, car la prothèse a un coût, et elle nécessite une surveillance voire des réglages au cours de sa « vie ». Parfois, certains animaux de ferme en profitent car étant déjà des compagnons dans le cœur de leur propriétaire, et non pas des animaux « de rapport ». En profitent aussi les animaux sauvages détenus en captivité, pour les mêmes raisons de suivi indispensable. Dans quelques rares cas, il a été possible de relâcher un animal sauvage appareillé, lors d’un implant de croc sur un lynx, ou d’une prothèse de carapace pour une tortue par exemple[3]. Mais il est nécessaire dans ce cas que l’autonomie complète de l’animal soit restaurée, que la prothèse joue son rôle parfaitement dans la vie sauvage : que le prédateur puisse chasser, que la proie puisse s’enfuir, sans voir leurs performances respectives diminuées.
La prothèse va donc améliorer la vie de l’animal, lui rendre son autonomie, restaurer son bien-être, de façon plus ou moins complète, et ceci grâce à un métier « en devenir », celui de prothésiste animalier.
Prothésiste animalier : une pratique exigeante et complexe
Aucune formation n’existe encore spécifiquement pour ce métier : dans la plupart des cas, ce sont des orthoprothésistes en médecine humaine qui mettent leurs connaissances et compétences au service des animaux, en s’adaptant aux spécificités de cette pratique. De ce fait, une collaboration avec les vétérinaires, maréchaux-ferrants et ostéopathes animaliers est nécessaire, afin d’évaluer la faisabilité de la prothèse et son réel impact positif sur l’animal.
Ainsi, Antoine Maitre, le créateur d’Orthopia[4], utilise la même prise en charge que celle mise au point en médecine humaine. Dans un premier temps la conception de la prothèse s’établit sur un cahier des charges, sur l’examen clinique de l’animal, son histoire, ses besoins, et sur ce qui a déjà été fait. Une proposition sera faite alors au propriétaire et son vétérinaire qui pourront ou non la valider. Vient ensuite la phase de conception proprement dite : elle commence par la prise d’empreinte, importante car il s’agit d’obtenir un moulage « orienté », c’est-à-dire prenant en compte non seulement la forme à donner mais aussi et surtout sa mobilité après sa pose, la correction qu’il apporte. Puis sera opérée la rectification du moulage obtenu d’après l’empreinte, qui permet d’ajouter ou de retirer de la matière afin que l’appareillage tienne, assure sa fonction, mais ne blesse pas l’animal. La prothèse sera ensuite fabriquée puis essayée, avec les modifications qui s’imposeront pour le confort de l’animal et le bon fonctionnement de la prothèse. Ici se pose l’un des problèmes majeurs en pratique animalière, l’absence de communication verbale : il est donc nécessaire de s’appuyer sur l’examen statique et en mouvement de l’animal ainsi que sur la connaissance que son entourage a de son comportement normal.
L’attente des maîtres est également une donnée qu’il faut apprendre à gérer : en effet, la prothèse est souvent imaginée comme étant à l’image du membre manquant, alors qu’il s’agit avant tout d’en restaurer la fonction. Pensez aux lames de course ou de saut des coureurs amputés : elles sont bien loin de ressembler à une jambe et un pied mais restaurent la fonction de façon extraordinaire. Car l’esthétisme n’est pas la fonction primaire ou même espérée de la prothèse, et c’est en réalité une dérive que l’encadrement juridique de cette pratique se doit de gérer.
Un encadrement juridique nécessaire
Les prothèses esthétiques ne sont pas une nouveauté en médecine humaine, avec pour exemple celles destinées aux « gueules cassées » de la Première Guerre mondiale, à qui ces prothèses esthétiques balbutiantes permettaient parfois de retrouver une vie sociale ou au minimum une meilleure acceptation dans le regard d’autrui. Mais ce domaine commence à toucher la médecine vétérinaire : ainsi, même si cela se passe outre-Atlantique, une certaine (célèbre) famille a fait poser des prothèses testiculaires à son chien stérilisé afin de « lui rendre son estime de soi »[5]…Ce qui en réalité n’a aucun intérêt pour ledit chien qui ne se connaît pas ni n’est reconnu par ses congénères par ce biais. Mais cela serait-il possible en France ? Si aucune prothèse testiculaire n’a à priori été posée, on voit apparaître par exemple des prothèses oculaires qui ne peuvent restaurer la vision mais permettent juste de garder un globe oculaire « normal »[6]. Dans certains cas cependant, c’est au prix de plusieurs interventions chirurgicales et de soins quotidiens durant toute la vie de l’animal, et la question « à qui profite la prothèse ? » se pose bien justement, s’il suffit de paupières cousues sur une orbite creuse après une énucléation pour ne plus aimer son compagnon animal. Alors, quel encadrement est nécessaire pour éviter ces dérives ?
En France, selon le Code de déontologie vétérinaire, le vétérinaire « est responsable de ses décisions et de ses actes », il respecte les animaux, et l’intérêt de l’animal doit passer avant le sien[7]. L’acte de chirurgie vétérinaire est défini quant à lui comme « tout acte affectant l’intégrité physique d’un animal dans un but thérapeutique ou zootechnique »[8]. De plus, l’article 10 de la Convention européenne pour la protection des animaux, transposé en France par l’article R 214-21 du Code rural et de la pêche maritime, interdit les interventions chirurgicales à visée non curative ou pour modifier l’apparence d’un animal de compagnie sauf si cela s’avère nécessaire dans l’intérêt propre de l’animal ou pour empêcher sa reproduction (texte). Il semble donc que le garde-fou soit présent en France pour éviter ces prothèses esthétiques qui ne profitent pas à l’animal mais ne correspondent qu’à une envie humaine de restaurer ou créer « la beauté ». Cependant, au vu des avancées technologiques importantes, il est bon de se (re)pencher sur le problème, ce que fait la Commission Protection Animale au sein du Conseil National de l’Ordre des Vétérinaires, qui rappelle les conditions exposées ci-dessus pour pouvoir recourir à la chirurgie.
L’homme, dans sa fâcheuse tendance à l’anthropocentrisme, veut parfois appareiller un animal pour son propre bénéfice, son propre choix d’esthétisme ou de ressenti, dérive à éviter absolument car cet appareillage pourra au pire nuire à l’animal, et au mieux ne rien lui apporter. La prothèse doit rester de l’ordre du soin et pour le bénéfice de l’animal, en non pas devenir un levier pour améliorer l’esthétique du « vivant ».
[1] homme-animal-robot.sciencesconf.org, les actes du colloque sont parus en mars 2024 aux éditions Mare & Martin.
[2] C. Wesel, Prothèse intraosseuse transcutanée chez le chien adulte amputé du membre postérieur sous le grasset : une option fonctionnelle ?, Univ. de Liège, 2021.
[3] « Ils recréent en 3D la carapace d’une tortue qui avait brûlé », Huffpost, 23 mai 2016, en ligne.
[5] « Kim Kardashian a greffé de faux testicules à son chien pour lui “redonner confiance” », Le Parisien, 10 juill. 2018.
[6] https://ophtavet.com/wp-content/uploads/2020/08/150.pdf.
[7] C. déont. vét., art. R. 242-33 : Devoirs généraux du vétérinaire.
[8] Code rural et de la pêche mar., art. L. 243-1.
Brigitte Leblanc
Vétérinaire