Numéro 21Cultures ancestralesLe terrier alchimique du lapin blanc

Dalila Baha15 octobre 20258 min

Dans Le Dictionnaire des symboles (1re édition, 1969 ; édition revue et corrigée Robert Laffont, 1982) de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant :

Il faut penser à l’extrême importance du bestiaire lunaire dans cette tapisserie sous-jacente de la rêverie profonde, où se sont inscrits les archétypes du monde symbolique, pour comprendre la signification des innombrables lièvres et lapins, mystérieux, familiers et souvent inconvenants compagnons des clairs de lune de l’imaginaire. Ils hantent toutes nos mythologies, nos croyances, nos folklores. Jusque dans leurs contradictions, tous se ressemblent, comme se ressemblent les images de la lune. Avec elle, lièvres et lapins sont liés à la vieille divinité Terre-Mère, au symbolisme des eaux fécondantes et régénératrices, de la végétation, du renouvellement perpétuel de la vie sous toutes ses formes. Ce monde est celui du grand mystère où la vie se refait à travers la mort.

L’esprit, qui n’est que diurne, s’y heurte, saisi à la fois d’envie et de crainte devant des créatures, qui prennent nécessairement pour lui des significations ambiguës.

Lièvres et lapins sont lunaires, parce qu’ils dorment le jour et gambadent la nuit, parce qu’ils savent, à l’instar de la lune, apparaître et disparaître avec le silence et l’efficacité des ombres, enfin parce qu’ils sont à tel point prolifiques que c’est leur nom que M. Larousse a choisi pour illustrer le sens de ce mot.

La lune en arrive à devenir parfois elle-même un lièvre. Ou du moins le lièvre est-il souvent considéré comme une cratophanie de la lune. Pour les Aztèques, les taches de l’astre provenaient d’un lapin qu’un dieu avait jeté à sa face. En Europe, en Asie, en Afrique, ces taches sont des lièvres ou lapins, ou bien un Grand Lapin, ainsi qu’il apparaît encore aujourd’hui dans la comptine :

J’ai vu dans la lune

trois petits lapins

qui mangeaient des prunes

en buvant du vin

tout plein.

Quand il n’est pas la lune elle-même, le lapin ou le lièvre est son complice ou son proche parent. Les années lapin du calendrier aztèque sont gouvernées par Vénus, frère aîné du soleil, qui commet l’adultère avec sa belle-sœur Lune. Pour les Maya-Quiché, ainsi qu’en témoigne le Popol-Vuh, la déesse Lune se trouvant en danger fut secourue et sauvée par un héros Lapin ; le Codex Borgia illustre cette croyance en rapprochant dans un même hiéroglyphe l’effigie d’un lapin de celle d’une jarre d’eau, qui représente l’astre proprement dit. En sauvant la Lune, le Lapin sauve le principe du renouvellement cyclique de la vie, qui gouverne également sur terre la continuité des espèces végétales, animales et humaines.

Le Lapin – et plus souvent encore le lièvre – devient ainsi un Héros Civilisateur, un Démiurge, ou un ancêtre mythique. Tel apparaît Menebuch, le Grand Lapin des Algonquins Ojibwa et des Sioux Winebago.

Possesseur du secret de la vie élémentaire, qui était déjà reconnu à cet animal dans la glyptique égyptienne (Enel, La langue sacrée, Paris, 1932), il met ses connaissances au service de l’humanité : Menebuch apparut sur terre sous les traits d’un lièvre et permit à ses oncles et tantes, c’est-à-dire à l’espèce humaine, de vivre comme ils le font aujourd’hui. C’est à lui que remontent les arts manuels. Il combattit les monstres aquatiques des profondeurs ; après un déluge, il recréa la terre et, à son départ, la laissa dans son état actuel. C’est parce qu’il participe de l’inconnaissable, de l’inaccessible, sans cesser pour autant d’être un voisin, un familier de l’homme sur cette terre, que le lapin mythique est un intercesseur, un intermédiaire entre ce monde et les réalités transcendantes de l’autre. Il n’existe pas d’autre lien que Menebuch entre les hommes et l’invisible Grand Manitou, divinité suprême ouranienne qui constitue, tout comme Yahvé, une représentation du Père archétypal. Menebuch est donc un Héros-Fils, ce qui le rapproche du Christ selon Gilbert Durand : Pour les Noirs d’Afrique et d’Amérique comme pour certains Indiens, la lune est lièvre animal héros et martyr, dont l’ambiance symbolique est à rapprocher de l’Agneau chrétien, animal doux et inoffensif, emblème du Messie lunaire, du fils, par opposition au guerrier conquérant et solitaire. Les Algonquins, après leur évangélisation, ont effectivement reconduit Menebuch sous la forme de Jésus-Christ. Radin voit ici l’expression archétypale du deuxième stade de la conception du Héros, après le Trickster ou joueur de tours, proche parent du Bateleur des Tarots, dont les motivations sont purement instinctives ou enfantines. Menebuch, précise Radin, est un animal faible, qui lutte cependant et est prêt à sacrifier son caractère enfantin à une évolution future.

La mythologie égyptienne renforce cette induction quand elle donne les apparences du lièvre au grand initié Osiris, qui est dépecé et jeté dans les eaux du Nil pour assurer la régénération périodique. Aujourd’hui encore, les paysans chiites d’Anatolie expliquent l’interdit alimentaire dont est frappé le lièvre, en disant que cet animal est la réincarnation d’Ali ; or ils considèrent Ali comme le véritable intercesseur entre Allah et les Croyants, auxquels ce saint héros a sacrifié ses deux fils ; ce que souligne en termes précis le distique ésotérique des derviches Bektachi : Mohammed est la chambre, Ali est le seuil. On peut encore citer en Inde la Sheshajâtaka, où le Bodhisattva apparaît sous la forme d’un lièvre pour se jeter en sacrifice dans le feu.

Le lièvre, qui, comme la lune, meurt pour renaître, est devenu de ce fait dans le Taoïsme le préparateur de la drogue d’immortalité. On le représente au travail à l’ombre d’un figuier, broyant des simples dans un mortier. Les forgerons chinois utilisaient son fiel pour la fonte des lames d’acier : il était censé communiquer force et éternité à l’acier, pour ces mêmes raisons qui faisaient qu’en Birmanie on le considérait comme l’ancêtre de la dynastie lunaire.

L’ambivalence symbolique du lièvre apparaît souvent en des images ou des croyances qui imbriquent si bien les deux aspects – faste et néfaste, gauche et droit – de son symbole, qu’il est difficile de les isoler. Ainsi, on dit en Chine que la hase conçoit en regardant la lune et, selon le texte d’Yan Tcho-Keng-lou : « les jeunes filles se conduisent presque toujours comme des lapines qui regardent la lune » ; d’où cette croyance chinoise que, si une femme enceinte reçoit les rayons lunaires, son enfant naîtra avec un bec de lièvre. Nous touchons ici à la signification sexuelle diffuse et multiple qui unit lune, lapins et lièvres. Au Cambodge, l’accouplement ou la multiplication des lièvres était censé faire tomber les pluies fertilisantes, qui proviennent également de la lune, étant yin. Pour les paysans aztèques ce n’est pas un dieu-lapin mais les quatre cents lapins, quatre cents exprimant l’idée même de surnombre, c’est-à-dire d’abondance inépuisable, qui protègent les moissons. Mais ces familières petites divinités agraires étaient aussi les maîtres de la paresse et de l’ivrognerie, toutes deux habitudes que combattait très sévèrement le rigide code civil mexicain. La même ambivalence symbolique se retrouve dans la signification augurale des années-lapin du calendrier : elles peuvent être indifféremment bonnes ou mauvaises, car le lapin saute d’un côté et de l’autre.

Tout ce qui est lié aux idées d’abondance, d’exubérance, de multiplication des êtres et des biens porte aussi en soi des germes d’incontinence, de gaspillage, de luxure, de démesure. Aussi l’esprit, à un moment donné de l’histoire des civilisations, s’insurge-t-il contre les symboles de la vie élémentaire qu’il voudrait contrôler ou endiguer. Il craint en effet que ces forces, naturellement agissantes et positives dans l’enfance de l’homme et du monde, ne détruisent ensuite ce qui se fera grâce à elles. À ce que l’on pourrait nommer l’âge de raison [cette vision de l’humanité est évidemment obsolète], les peuples s’élèvent contre les religions animistes. Elles frappent alors le lièvre d’un tabou. Dans le Deutéronome et le Lévitique, il est stigmatisé et interdit comme l’impur.

Les Celtes d’Irlande et de Bretagne, sans aller si loin, l’élevaient pour leur plaisir, mais ne consommaient pas sa chair, mentionne César. [Attention, le tabou peut être au contraire signe de vénération de l’animal]. Des interdits semblables sont attestés chez les Baltes, dans toute l’Asie et jusqu’en Chine. Si l’on repense à Menebuch et à Trickster, on peut alors imaginer que le lièvre est symboliquement associé à la puberté, qui n’a plus les excuses de l’enfance, mais en produit les premiers fruits. Singes et renards, dans le bestiaire sélénique, sont les plus proches voisins des lièvres et lapins. Tous sont les compagnons d’Hécate qui nourrit la jeunesse, mais hante les carrefours, et finalement invente la sorcellerie.

Le lapin est associé à Ostara, déesse anglo-saxonne du printemps et de Pâques. La légende raconte que la déesse aurait sauvé un oiseau blessé en le transformant en lapin. Ce lapin continua à pondre des œufs colorés en offrande à sa divinité. Cela symbolise la résurrection du Christ au travers de la mort potentielle et de la renaissance. Il est en réalité le signe alchimique de l’immortalité et de la pureté de l’âme.

Dans la Wicca, Ostara est célébrée durant l’équinoxe du printemps. Il s’agit de célébrer le retour de la lumière et l’amorce d’un nouveau cycle nourricier de la nature.

Le lapin joue le rôle de l’initiateur, sans lequel Alice n’aurait pas découvert « son » Pays des Merveilles. Le lapin est un animal qui vit à la frontière entre les mondes. Il vit dans des terriers souterrains, véritables passages vers l’Autre Monde. Il est le gardien du seuil entre le cerveau droit et le cerveau gauche, le pont entre le mental analytique gouverné par la peur et l’intuition guidée par le cœur. Sans lui, pas de transformation alchimique du monde endormi en réalité éternelle. Il s’agit du passage de l’ombre à la lumière afin d’embrasser sa véritable nature. Cette véritable nature, créatrice de sa propre essence unifiée au cœur de la Source de toutes manifestations. Il lui permet d’accéder au plus profond de Soi. Il permet la rencontre avec Soi-même.

Lors de méditations ou de pratiques initiatiques, le lapin apporte paix et douceur intérieure.

Il est l’allié idéal afin de pratiquer l’introspection et découvrir les messages profonds de notre légende personnelle. Il aide à transcender les peurs et la notion d’hypervigilance afin de mieux se reconnecter à sa boussole intérieure.

Vous l’aurez sans doute compris, l’invitation du Lapin alchimiste est non pas de courir après le temps en consultant sa montre sans cesse. C’est plutôt de suivre son horloge interne et savourer le lâcher-prise, uniquement atteint dans la présence de l’instant. Instant d’éternité transmuté dans la pureté de l’Être, ce présent joyau et source d’immortalité. Cela ouvre un sens précieux à la vie. Ainsi, lové en cette profondeur abyssale du cœur, rien d’autre ne peut être rencontré que le Soi, une fois passé dans le terrier de l’obscurité primordiale, bien sûr.


Dalila Baha
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Fondatrice de B formation & Conseil et Wisdom & Joy

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