Culture contemporaineActualitésInterview de Catherine Kerbrat-Orecchioni

Krystel Barbé14 décembre 20217 min

Catherine Kerbrat-Orecchioni, votre livre Nous et les autres animaux vient d’être ré-édité  aux Editions Lambert-Lucas. Avant de nous en parler pourriez-vous vous présenter aux lecteurs de Savoir Animal ?

Universitaire à la retraite, j’ai enseigné durant plusieurs décennies les sciences du langage [1] à l’université Lumière Lyon 2, tout en assurant parallèlement des séminaires dans toutes des pays aux cultures fort diverses. Ces expériences m’ont sensibilisée à la problématique des échanges interculturels [2] – mais entre des cultures exclusivement humaines ! Je dois avouer que ce n’est que depuis peu, disons cinq ou six ans, que je me suis immergée dans la problématique de la question animale, pour m’y consacrer pleinement, et passionnément.

Quelle place les sciences du langage et la linguistique ont-elles parmi les différentes approches de la question animale ?

La question animale a fait timidement son apparition dans la recherche académique en France, vers la fin du XXe siècle, sous l’influence des animal studies anglo-saxonnes. Outre les traditionnelles sciences de l’animal, beaucoup de branches des sciences humaines et sociales se sont trouvées concernées. Mais la zoosémiotique [3] mise à part, les sciences du langage n’avaient guère été affectées par cette vague animaliste. C’est pour combler cette lacune que j’ai commencé à réfléchir à la façon dont les sciences du langage peuvent apporter leur contribution aux études animales en train de se constituer tous azimuts.

Il est évident que la linguistique a son mot à dire sur la question, qu’il s’agisse d’une linguistique de la langue, ou d’une linguistique des discours. Dans le premier cas, on peut penser d’abord à l’apparition récente dans le lexique français de nouveaux mots (« spécisme » et « antispécisme », « sentience », « végan(e) » et « véganisme « ). Ensuite, et surtout, on s’aperçoit que certaines représentations du monde animal sont inscrites dans le système lexical, et vont en partie déterminer son utilisation. Dans le second cas, dans la perspective de l’analyse des discours, la matière est surabondante, foisonnante, et passionnante à étudier. Et ce, du fait de la relative nouveauté des argumentaires qui s’affrontent dans ce champ, un champ aux allures de champ de bataille ! Les controverses théoriques y sont indissociables d’enjeux éthiques et pratiques tout à fait fondamentaux. 

Comment vous êtes-vous lancée dans l’écriture d’une telle somme ? Y a t-il eu un élément déclencheur ?

Pour alimenter ma réflexion j’ai parcouru beaucoup d’ouvrages, à commencer par le monumental Silence des bêtes d’Elisabeth de Fontenay, et le formidable essai de Jonathan Safran Foer Faut-il manger les animaux ?, qui m’ont ouvert les yeux sur la masse inimaginable des souffrances que nous infligeons à nos « frères inférieurs ».

Des lectures, il y en eut ensuite beaucoup d’autres, l’une me menant à l’autre, et de curiosités en découvertes, mue comme je l’étais par le désir d’y voir clair dans ce maquis de propositions théoriques et de préconisations pratiques. Je me suis ensuite employée à en rédiger une sorte de synthèse, ou ce que vous appelez une « somme ».

Le titre que vous avez choisi est une référence assumée à Tzvetan Todorov. Qu’y a t-il de commun entre les questions de l’altérité au sein de l’espèce humaine, et l’altérité humain-animal ?

Vous avez raison de me rappeler que ce centre d’intérêt nouveau pour moi avait tout de même quelque chose à voir avec d’anciennes préoccupations, concernant la diversité des formes de communication au sein des sociétés humaines, et les difficultés corrélatives des échanges interculturels. Ce qui m’intéresse en effet dans l’ouvrage dont il s’agit ici, ce sont moins les animaux en tant que tels que les relations qui peuvent s’établir entre « nous » les humains et les « autres animaux », ainsi que l’indique le titre. Titre dont vous avez souligné la genèse : en 1989, le grand sémioticien Tzvetan Todorov publiait Nous et les autres : « nous », c’est-à-dire le groupe culturel et social auquel on appartient, et « les autres », c’est-à-dire ceux qui n’en font pas partie.

Au cœur de cette réflexion sur la diversité humaine, cette question : « Comment peut-on, comment doit-on se comporter à l’égard de ceux qui n’appartiennent pas à la même communauté que nous ? », ou en d’autres termes : comment en finir avec l’ethnocentrisme ? L’ajout à ce titre originel du substantif « animaux » entraîne un radical déplacement de perspective : dans Nous et les autres animaux, le « et » n’oppose plus deux sous-ensembles au sein de l’ensemble des humains, mais les animaux humains d’un côté, et de l’autre les animaux non-humains. C’est cette opposition qu’il convient d’interroger, et qui débouche sur une critique, non plus de l’ethnocentrisme, mais de l’anthropocentrisme. C’est donc bien toujours d’altérité qu’il est question dans cet ouvrage, mais d’une altérité plus radicale, et dont les formes sont infiniment diverses, vue l’infinie diversité des espèces animales.

Les lecteurs de Savoir Animal peuvent en consulter la table des matières, mais pouvez-vous préciser pour eux les éléments clefs de votre ouvrage ?

Je préciserai d’abord que le foisonnement labyrinthique des perspectives s’ordonne en fait autour de ce qui joue le rôle d’un fil d’Ariane : c’est l’interrogation sur ce que j’appelle la Césure, ce « gouffre infranchissable » censé séparer notre espèce de toutes les autres espèces mises dans le même sac, au nom d’une sorte de diktat définitif, cautionné, ou non, par une divinité supérieure. J’ai découvert tout au long de cette recherche l’ampleur de ce gouffre, en même temps que les diverses tentatives de le combler. Pour ce faire, je convoque discours experts ou profanes, de savants, de philosophes et de penseurs, d’écrivains ou d’éditorialistes. En faisant fictivement dialoguer Brigitte Bardot, qui se demande pourquoi « la morale s’évapore dès qu’il est question d’animaux », et Peter Singer qui lui répond que « le grand responsable a un nom : le spécisme », j’arrive à l’autre notion-clef de cet essai.

Renvoyant à l’ensemble des formes que peut prendre la discrimination fondée sur l’espèce, le spécisme implique à la fois l’idée d’une différence de nature entre les autres espèces et la nôtre, et l’établissement d’une hiérarchie sans appel entre les deux pôles de cette dichotomie. En l’occurrence, la valorisation du pôle humain assimilé au bien, et la dévalorisation du pôle animal assimilé au mal. L’étude explore les multiples facettes de ce spécisme (théologique et philosophique, terminologique, affectif, éthique, juridique…), lesquelles s’alimentent mutuellement. Elles ramènent toutes à une même formule : « ce ne sont que des animaux ». De là vient l’idée qu’ils nous sont ontologiquement inférieurs. On peut les faire souffrir et les exploiter impunément, et on ne peut pas utiliser, pour parler d’eux, les mêmes termes que pour les humains. La Césure doit s’inscrire dans le marbre de la langue.

En conséquence, cette déambulation en territoire zooanthropologique ne pouvait être que transdisciplinaire. Avant de voir comment on parle des animaux, question sur laquelle se focalise la deuxième partie de cette étude, il m’a fallu envisager au préalable les présupposés philosophiques, et les savoirs éthologiques qui permettent aux discours que nous tenons sur les animaux de se déployer, et de se confronter. Ce point est donc l’objet de la première partie.

La question qui reste à mes yeux la plus lancinante pour qui se trouve corps et âme engagé dans ce type de réflexion est celle des souffrances que nous infligeons, consciemment ou inconsciemment, et dans l’indifférence quasi générale, à des milliards d’êtres que l’on sait aujourd’hui sensibles. C’est ce qui m’a amenée, dans la dernière partie de mon livre, vers des considérations éthiques, ou plus précisément pathéthiques, mais aussi politiques, juridiques et pratiques.

Je dirai pour terminer que ce livre, en même temps qu’il présente un « état de l’art » sur la question animale, est aussi le récit d’un cheminement personnel, qui peut se résumer de la façon suivante : de la question animale à la cause animale, en passant par la condition animale.


Nous et les autres animaux, éditions Lambert-Lucas (2021)ISBN/EAN 978-2-35935-347-1

Disponible, en rayon, ou sur commande dans toutes les bonnes libraires

Fiche wikipédia de Catherine Kerbrat-Orecchioni : fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Kerbrat-Orecchioni


[1] Les sciences du langage permettent de comprendre le fonctionnement du langage humain et des langues dans leurs dimensions les plus variées : la phonétique et la phonologie, la syntaxe, la linguistique textuelle, la pragmatique, la sémantique, l’évolution des langues, la linguistique historique, etc.

[2] Les interactions verbales . Tome I, II et III Kerbrat-Orecchioni, Catherine (Armand Colin)

[3] La zoosémiotique est l’étude des communications animales

Krystel Barbé
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Docteur en Sciences du Langage, professeur et membre des Sémiocrites Associés

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