Dr Irène Pepperberg est une neurochimiste et éthologue américaine, devenue célèbre pour ses recherches révolutionnaires sur l’intelligence et la cognition animale. Cette grande dame de 73 ans dirige aujourd’hui la Fondation Alex. A.L.EX du nom du projet : Avian Learning EXperience (Expérience d’apprentissage aviaire). ALEX du nom du perroquet gris originaire du Gabon avec lequel elle a travaillé pendant trente ans.
La chercheuse nous a accordé une interview exclusive pour Savoir Animal. Rencontre. Propos recueillis par Elodie Sabban.
Depuis toujours, la communauté scientifique pensait qu’un perroquet, avec son cerveau de la taille d’un pruneau, n’était guère plus capable que répéter des mots. Pourtant, grâce à la persévérance du Dr Pepperberg, Alex a défié la science et ses préjugés sur son espèce, pendant des décennies.
Lorsqu’Irène a rencontré Alex en juin 1977, elle voulait comprendre si les perroquets étaient capables d’utiliser le langage humain pour communiquer. Elle était loin d’imaginer qu’ils formeraient un tel duo.
Trente ans plus tard, Alex connaissait plus de cent mots de vocabulaire, et en comprenait mille. Il pouvait nommer une cinquantaine d’objets différents, reconnaissait au moins sept couleurs et de nombreuses formes et matériaux (bois, plastique, métal…). Il était à l’aise avec différentes notions comme « plus grand », « plus petit », « identique », ou « différent ».
Compter, comprendre des concepts, distinguer des objets, des tailles, des formes, des matières, les expériences d’Irène ont fait évoluer de manière très significative, le regard des scientifiques sur les perroquets.
Alex était intelligent, sociable et amical. Lorsqu’Irène rentrait chez elle le soir, il lui disait « Sois sage, à demain, je t’aime ».
Alex avait aussi la bosse des mathématiques. Il savait faire des additions basiques et pouvait compter jusqu’à 6. Il était aussi capable de s’exprimer en faisant des phrases simples du type : « je veux boire » ou « je veux une noix ». Il utilisait à bon escient des paroles apprises et comprenait ce qu’il racontait…
Un jour, alors qu’il se regardait dans le miroir, Alex a dit : « quelle couleur ? ». Irène n’en revenait pas ! Son oiseau voulait savoir de quelle couleur était son plumage ! Emerveillée par les capacités de ce petit animal, Irène a décidé de passer sa vie à travailler sur l’intelligence cognitive et la communication animal-humain en compagnie de plusieurs perroquets gris, au sein de La Fondation Alex.
Est-ce vraiment après avoir regardé un reportage télévisé sur la communication animale que vous vous êtes rendue dans une animalerie pour acheter un perroquet gris, alors que vous terminiez vos études de chimie ?
Dr Irène Pepperberg : Pas exactement. Je suivais mon doctorat en chimie théorique mais parallèlement j’ai commencé à explorer les domaines du comportement animal, de la communication animale et de la communication animal-humain. J’ai suivi différents cours à Harvard, assisté à des séminaires et à des conférences. J’ai passé les dernières années de mon doctorat à partager mon temps : 40h/semaine sur la chimie et 40h/semaine sur mon nouveau domaine. Il n’y avait AUCUN champ de cognition sur le perroquet à cette époque, il y avait à peine un champ de cognition animale tout court.
Que s’est-il passé lorsque vous êtes arrivée à l’animalerie ? Avez-vous choisi Alex vous-même parmi tous les perroquets de l’animalerie ?
Mon doctorat s’est achevé en juin 1976. J’ai acheté Alex un an plus tard, en juin 1977, après avoir visité de nombreux magasins différents. Je souhaitais que l’oiseau soit né aux États-Unis et pas capturé dans la nature. J’ai demandé à la personne en charge des perroquets de m’en choisir un, afin que la sélection soit absolument neutre et pas influencée par mes choix… il y avait 8 ou 9 perroquets gris dans cette animalerie, je suis repartie avec Alex.
À cette époque, la communauté scientifique ne croyait pas vraiment à la communication animale ou à l’intelligence animale chez les oiseaux, seuls les grands singes et les dauphins étaient étudiés sur ces sujets. On vous a même dit qu’avec un cerveau de si petite taille, aucune étude ne pouvait être sérieuse… Avez-vous peiné pour trouver des financements ?
Oui, c’était très difficile. J’ai reçu deux subventions d’une année, puis j’ai perdu ces financements… J’ai obtenu une autre petite subvention d’une fondation privée jusqu’à ce que je puisse à nouveau obtenir une subvention fédérale. Cependant, cela a toujours été un défi, et ça l’est toujours aujourd’hui. Au cours des dernières décennies, la recherche a été financée par des dons privés à la Fondation Alex.
Quelles ont été les réactions de vos collègues scientifiques lorsque vous avez commencé à travailler avec Alex ?
Ma première demande de subvention m’est revenue en me demandant littéralement ce que je fumais ! Mais 20 ans plus tard, lors d’une conférence à laquelle je participais, un monsieur a levé la main et a dit : « c’est moi qui avait écrit ce commentaire sur ce que vous fumiez et je sens vraiment que je dois le rétracter ». Par la suite nous sommes allés boire un verre et nous sommes devenus amis. J’ai apprécié la façon dont il est revenu sur son commentaire et lui ai évidemment pardonné sa remarque.
Avez-vous dû faire appel à des bénévoles pour vous aider ?
J’ai eu à la fois des bénévoles et des étudiants qui travaillaient contre crédit ou pour de l’argent.
Après un long parcours semé d’embûches et à la force d’une honorable ténacité, vous avez réussi à publier une partie de vos recherches dans l’une des meilleures revues éthologiques d’Allemagne. Cela a-t-il un peu changé le regard de vos collègues et de la communauté scientifique de l’époque ?
Pas au départ, car aucun des psychologues américains ne connaissait les revues éthologiques allemandes…
30 ans de travail, de recherche, mais aussi 30 ans d’émotion et d’amour entre vous deux. Comment s’est passé votre travail ?
Nous avons eu beaucoup de succès. J’ai publié de très nombreux articles et chapitres de livres, documentant mes études. Alex a appris des concepts équivalents à ceux d’un enfant de 4 ans, bien que ses compétences en communication n’aient jamais progressé au-delà de celles d’un enfant de 2 ans. Griffin, un autre perroquet de la Fondation est allé plus loin, montrant les compétences d’un écolier de 6-7 ans.
Vous dites qu’Alex a réussi toutes les tâches que vous lui avez présentées. Vous a-t-il déjà surpris dans son apprentissage ?
Oui, lorsqu’il a transféré des concepts à travers des tâches sans entraînement. Par exemple en utilisant le mot « aucun ». D’abord entrainé pour répondre à une absence de similitude ou de différence entre deux objets, Alex a réussi à répondre à l’absence d’un différentiel de taille. Puis il choisissait le mot « aucun » si je lui présentais un plateau vide. Il m’a également surpris en prononçant le mot “noix” « N-U-T » en anglais lors d’un exercice ; il n’avait jamais été formé pour le faire. Il a également proposé de nouvelles phrases pour de nouvelles situations, comme par exemple : « banerry » (pomme), « cork nut » (amande) et « yummy bread » (bon gâteau).
Alex est décédé à seulement 31 ans, le 7 septembre 2007, d’une arythmie cardiaque. Les derniers mots qu’il vous a dit la veille de son départ étaient comme d’habitude “sois sage, à demain, je t’aime ». On imagine à peine l’émotion qui était la vôtre. En son hommage, vous avez continué votre travail avec d’autres perroquets, Griffon et Athéna. Comment se passent vos programmes de recherches ?
Plutôt bien. Nous avons travaillé sur le raisonnement probabiliste, la gratification différée et différentes opérations logiques plus poussées.
Qu’est-ce que la gratification différée ?
C’est la résistance à la tentation d’un plaisir immédiat mais plus petit, dans l’espoir d’obtenir plus tard une récompense plus précieuse et plus durable à long terme.
Enfin, auriez-vous la gentillesse de nous parler de cette incroyable interview à la radio de la BBC, au cours de laquelle Alex a joué de beaucoup d’humour en direct ?
Le présentateur de l’émission voulait que je demande à Alex la couleur d’un objet (c’était orange). Alors je lui ai demandé, « quelle couleur ? ». Il a répondu « quelle forme ? ». Je lui ai dit « il y a quatre coins, dis-moi maintenant de quelle couleur ». Il a demandé « quelle matière ? ». Je lui ai dit « la matière est du bois, dis-moi maintenant de quelle couleur ». Il a dit « combien ? ». Je lui ai dit « il y a 1 objet, maintenant, dis-moi de quelle couleur ». Il a de nouveau demandé « quelle forme ? ». J’ai dit “NON, je vais m’en aller” et j’ai commencé à m’éloigner… C’est alors qu’il a répondu : « je suis désolé… orange ».
Le 15 juin 2022, La Fondation Alex a fêté son 45ème anniversaire. Elle poursuit son travail grâce aux dons publics et privés. N’hésitez pas à vous rendre sur le site de la Fondation si vous souhaitez aider Irène est ses équipes dans ses travaux. alexfoundation.org
Rappelons qu’aujourd’hui, le perroquet gris du Gabon est une espèce sauvage toujours menacée par le déboisement de son environnement et par le trafic illégal d’espèces.
Vous retrouverez l’histoire d’Alex le perroquet, dans le tome 2 de la collection La Vie Secrète Des Animaux. Écrite par Elodie Sabban et illustrée par Nathalie Gavet, cette série en 9 tomes, vulgarise l’éthologie (science du comportement animal) pour les tout-petits, à partir de 3 ans.
Le tome 1, À la naissance, présentait les relations parents-enfants dans le monde animal. Le tome 2, À l’école, traite des apprentissages chez 10 espèces animales différentes. Il vient de sortir en librairie aux Éditions Trois Petits Points. Plus d’infos sur laviesecretedesanimaux.fr
©illustration de Nathalie Gavet pour À l’école / La Vie Secrète Des Animaux : Dr Irène Pepperberg et Alex.
Elodie Sabban
Autrice de « La Vie Secrète Des Animaux » / Éditions Trois Petits Points