Les sémiocrites associés sont une association loi 1901, à but culturel, scientifique et artistique, investie notamment dans la création de contenus pédagogiques et éducatifs de vulgarisation. L’intérêt de ses membres s’est récemment orienté vers l’analyse des représentations animales.
Avant d’être constitué en association, ce groupe était, dès 2010, la réunion informelle de quelques professeurs, à Rennes, et à Lyon, ayant pour point commun d’enseigner en classes préparatoires. Ces classes sont des périodes de transition entre le secondaire et le supérieur, souvent très courtes, au cours desquelles les plus dociles apprennent sans discuter, les plus agiles discutent sans apprendre, et la plupart manquent à la fois de contenu et de méthode pour mener à bien le défi à relever : retenir une très grande quantité de connaissances, se les approprier afin d’exercer son raisonnement et son esprit critique sur de grands thèmes de société et d’actualité. Cette propédeutique passe par la mise en évidence de certaines représentations, topoï, stéréotypes, sur lesquels les élèves sont invités à réfléchir, afin de les dépasser et d’aller vers l’argumentation. Ce groupe d’entraide pédagogique tirait parti de tout ce qui permettait d’alléger et de rendre ludique cette tâche (l’usage des réseaux sociaux, des cafés scientifiques, des ateliers d’argumentation, des ciné-débats, des partenariats culturels avec les médiathèques…), en saisissant au vol les controverses qui traversaient l’actualité.
La décision de poursuivre le travail au-delà des classes préparatoires [1] et de se constituer en association d’éducation populaire a été inspirée par des initiatives comme celle de l’Ardeur. Le statut associatif a permis l’édition d’une revue de culture générale, puis la création de mini-conférences ludiques à écouter en ligne. Le nom de l’association est, pour simplifier, la marque de l’influence de Roland Barthes, à qui l’on a emprunté le mot “sémio-critique [2]”, d’une part, et de la culture populaire de la fin du XXe siècle, d’autre part. La sémiocritique peut se définir comme l’analyse critique des signes [3] au sein de la vie sociale et culturelle. Cette perspective est intéressante pour étudier des sujets controversés ou propices aux engueulades [4], précisément parce qu’elle se tient à l’écart des prises de position pour mieux en comprendre les mécanismes.
Parmi les sujets de discussion en ateliers revenaient chaque année ceux que l’on regroupait alors sous le thème de la “question animale” (l’alimentation carnée, le véganisme, l’expérimentation sur les animaux, la chasse, etc.). Mais il n’était pas rare que les débats passent par la remise en cause de l’intérêt même de la question de départ. Puis, en 2015, et grâce à un cycle de conférences et d’exposition organisé par Les Champs Libres, à Rennes, le thème de “la condition animale” s’est installé plus confortablement dans nos exercices d’argumentation.
Au sein de l’association, certains ont vécu une révélation, comparable à celle que décrit Marcela Iacub dans Confessions d’une mangeuse de viande [5]. D’autres ont été influencés par le véganisme de leurs enfants. Il a fallu parfois plus de temps, souvent des livres, comme ceux de Jonathan Safran Foer [6] ou d’Eric Baratay [7]. En 2018, une conférence de Catherine Kerbrat-Orecchioni[8] a brillamment montré comment les sciences du langage approchaient la question animale. Cet ensemble a fait du thème de la condition animale un de nos principaux centres d’intérêts, au point de lui consacrer en 2020 une première série d’épisodes.
Ce décentrement du regard, qui accompagne et encourage la prise de conscience écologique du grand public, est aussi ce qu’on pourrait appeler un bouleversement sémiocritique. A l’échelle d’une vie de quinquagénaire, par exemple, les représentations animales ont connu une révolution, lente mais radicale. Les prises de position, qu’assumait souvent si seule Bardot [9] à la fin du XXe siècle, étaient accueillies, au mieux, par un haussement d’épaules, au pire par un mépris sarcastique. Elles sont aujourd’hui considérées avec beaucoup d’attention et de reconnaissance. Les questions éthiques, juridiques, sanitaires, morales sont sans doute les plus visibles, parce que les plus urgentes. Mais on peut aussi s’intéresser au reflet renvoyé aux animaux par le lexique [10] de certaines langues, à la manière dont les animaux apparaissent au cinéma [11], dans la littérature, dans l’art, etc.
Au-delà de l’intérêt pour la déconstruction des controverses, le décentrement des sciences humaines et de la culture vers la question animale ouvre des perspectives immenses. Les sémiocrites associés ont, parmi d’autres associations, à cœur de faire connaître, par la vulgarisation scientifique, ces champs de recherche. Penser la condition animale ne se limite donc pas à l’orchestration ou l’analyse, déjà passionnante, de débats et de controverses. C’est une révolution mentale qui s’opère, puisqu’elle oblige, non plus seulement à penser le rapport des humains aux animaux, mais aussi à se demander ce qui définit l’humanité, à se poser des questions à l’endroit même où l’anthropocentrisme avait figé des certitudes.
[1] En 2018, les concours auxquels nous préparions ont commencé à disparaître au profit de la sélection algorithmique Parcoursup.
[2] Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV. « sémiocrite » est aussi le nom que se sont donné certains utilisateurs du réseau social Sens Critique
[3] notamment les représentations médiatiques, artistiques, de la réalité
[4] la laïcité, la fin de vie, le genre…
[5] Fayard, 2011
[6] Faut-il manger des animaux ? Points, 2012
[7] Et l’homme créa l’animal. Histoire d’une condition,Odile Jacob, 2003
[8] Catherine Kerbrat-Orecchioni, “La linguistique face à la “question animale””, La Clé des Langues, Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2018
[9] Larmes de combat, Plon, 2018. A écouter notre épisode spécial : La défense des animaux (Brigitte Bardot)
[10] Marie-Claude Marsolier, Le mépris des bêtes, un lexique de la ségrégation animale, PUF 2020
[11] Le festival Les Journées Cinématographiques avait pour thème, cette année, « La Part Animale »
Krystel Barbé
Docteur en Sciences du Langage, professeur et membre des Sémiocrites Associés