Numéro 9Culture contemporaine« L’esprit ensauvagé »

Maurice Rebeix17 octobre 20224 min

Condensé de différents extraits de l’ouvrage

« Un peu de la même façon qui veuille que le style fasse l’homme, si le comportement fait la civilisation, comment alors ne pas voir à quel point la nôtre fait preuve d’un singulier manque de la moindre once de considération pour tout ce qui vit de non-humain ? Montesquieu faisant aujourd’hui revenir parmi nous de Chiraz ou d’Ispahan, ses amis Rica et Usbek pour écrire de nouvelles Lettres Persanes, que verraient ces hôtes si nous les prenions par la main et leur faisions étudier notre rapport à l’ensemble de la création ?

Rica, Usbek, voyez comment nous considérons le règne animal dans nos poulaillers concentrationnaires ou le néon remplace un soleil qu’aucune des volailles enfermées, entassées, torturées, ne verra jamais, sa courte vie durant. Voyez nos zoos, nos aquariums, nos parcs animaliers, lieux où l’on prétend favoriser l’émerveillement de la jeunesse pour la faune sauvage quand on ne fait qu’initier nos enfants au principe de la domination et de l’incarcération. Courant d’une cage ou d’un bassin à l’autre pour y admirer grands singes, fauves, squales et autres animaux privés de liberté, voyez comme on omet de leur préciser ce qu’ils observent : le comportement dénaturé d’innocents emprisonnés à vie dans de lugubres copies de leur habitat naturel où ils finissent par tourner sur eux-mêmes comme « des lions en cage ».

Voyez nos abattoirs et les agonies terrifiantes qu’y subissent des porcs, des bovins, des moutons aux yeux exorbités par la terreur, sentant l’odeur du sang de leurs congénères et percevant leurs cris d’effroi au moment d’être mis à mort. Tout cela, alors qu’en 2012, au cours des conférences de Cambridge tenues sur le sujet, treize neuroscientifiques de réputation internationale et issus d’universités telles que le Caltech, l’Institut Max Planck ou le MIT déclarent : « La force des preuves nous amène à conclure que les humains ne sont pas seuls à posséder les substrats neurologiques de la conscience. Des animaux non-humains, notamment l’ensemble des mammifères et des oiseaux ainsi que de nombreuses autres espèces telles que les pieuvres, possèdent également ces substrats neurologiques1. »

Les hurlements et les plaintes de ces animaux, conscients comme nous, ne suffisent-ils pas à dire l’enfer que nous leur faisons subir au moment de périr ? L’indignité dans laquelle nous les tenons alors même que le moindre signe de gratitude ne leur est plus accordé ? Geste pourtant ancestral, quand désormais plus aucune grâce n’est rendue par le chasseur au gibier abattu, n’est-ce pas le résultat de la froide et austère bétaillisation du règne animal à laquelle nous nous sommes livrés ? Cette bétaillisation évoquée par Jean-Marc Gancille dans son livre Carnage où celui-ci met éloquemment en évidence la relation de massacre systématique dorénavant entretenue par nous avec le reste des animaux. « Aucune justice, qu’elle soit divine ou profane, ne saurait légitimer un droit à la vie pour les animaux moindre que pour les hommes2. » écrit Gancille dans une formule qui elle aussi en appelle à la question morale. Ainsi, voyez, chers Rica et Usbek, les filets obèses de notre pêche intensive, raclant le fond des océans dans un ravage qui ne fait aucune distinction et où, parce qu’ils ne nous convenaient pas, c’est jusqu’à un quart des poissons pêchés en Mer du Nord – un quart ! – qui était jusqu’à tout récemment encore rejeté à l’eau dans un geste de mépris signifiant à ces habitants d’un monde océanique dont nous sommes pourtant nous-mêmes originaires : « Ta vie ne vaut rien ! ».

Voyez les déséquilibres d’un monde animal par nous bouleversé quand soixante-dix pour cent des volatiles de la planète sont des poulets et des volailles d’élevage et seulement trente pour cent, des oiseaux qui volent et chantent sans contrainte ; quand soixante pour cent des mammifères sur Terre sont du bétail, trente-six pour cent des êtres humains et qu’il ne reste plus que quatre pour cent d’animaux vraiment libres et sauvages3.

A la question « Faut-il devenir végétarien pour sauver la planète ? » la réponse ne saurait se trouver dans les seules statistiques nous annonçant que produire un kilogramme de viande d’élevage bovin équivaut à émettre vingt-sept kilogrammes de gaz à effet de serre, chiffre aussi précis qu’abscons. La réponse à cette question se trouve bien d’avantage dans la conscience avec laquelle nous regardons notre assiette, surtout maintenant que rumsteck et tranche de jambon ne nous renvoient plus vraiment au talent de chasseur avec lequel nous subvenons aux besoins des nôtres. Or, regarder notre assiette un court instant avant d’y plonger nos fourchettes, c’est prendre ce court instant pour se rappeler le destin de l’animal d’élevage dont la chair nous fait face. Et les méthodes avec lesquelles il est trop souvent traité, jusqu’à sa mise à mort même.

To eat or not to eat ? Manger de la viande ou ne pas en manger ? On voit comment, éveillant notre conscience, chercher à répondre à cette seule question soulève en nous une interrogation profonde, morale et bien sûr spirituelle quant à notre relation à ce qui nous nourrit. Une interrogation qui nous pousse à repenser nos actes trop souvent accomplis, justement, sans y penser, sans y accorder l’attention de notre libre arbitre, sans questionner en rien notre relation au reste du vivant.

Ensauvager nos esprits, c’est aussi très simplement cela : accepter de repenser ce que nous ne pensons plus. Décoloniser nos mentalités comme nos habitudes alimentaires, pour les mêmes raisons et dans le même but. Se repenser soi-même, par soi-même, sans recourir à la facilité des prêts-à-penser idéologiques en promotion au rayon des idées toutes faites et dont, on le sent bien, les dates de péremption approchent à grands pas. »

Maurice Rebeix, L’esprit Ensauvagé – Albin Michel, 22,90 €

1 – « The Cambridge Declaration on Consciousness », 12 juillet 2012.

2 – Gancille, Jean-Marc : Carnage, Rue de l’échiquier, Paris, 2020, p. 123.

3 – Carrington, Damian : « Humans just 0.01% of all life…», The Guardian – Australian edition, Londres, UK, 21 mai 2018.


Maurice Rebeix
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