Numéro 13Animaux sauvagesLes entités naturelles juridiques

Victor David16 octobre 202313 min

La Province des Îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie a adopté le 29 juin dernier une délibération sur la protection du Vivant. C’est le résultat d’un long travail d’appui scientifique en tant que chercheur en droit de l’environnement à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), aidé par de nombreux experts et chercheurs mais aussi étudiants et stagiaires, auprès des acteurs coutumiers et politiques des Iles Loyauté. Cette nouvelle règlementation constitue le Titre IV du Livre II du Code de l’Environnement de la Province des Îles Loyauté (CEPIL) dont la structure a été adoptée en 2016 et qui depuis, s’enrichit au fil des années, de nouvelles règlementations visant à protéger l’environnement naturel des Îles Loyauté dans le respect des valeurs culturelles associées. La délibération du 29 juin 2023[1]a suscité, du moins de la part de ceux qui s’intéressent à la protection juridique de l’environnement, de la curiosité, de l’admiration mais aussi de l’incompréhension ou de désapprobation à travers le monde. La raison est l’institution par la Province des Îles Loyauté, dans cette nouvelle règlementation qui pose les règles en matière d’espèces protégées, d’une nouvelle catégorie de sujets de droit, les entités naturelles juridiques (ENJ). Les requins et les tortues marines sont les premiers éléments du Vivant non humain à sortir du statut d’objets de droit et à bénéficier de ce statut d’ENJ en droit français. On comprend l’intérêt – et l’espoir – qu’il peut légitimement susciter auprès des défenseurs des droits des animaux.

Cependant, pour prendre la mesure de ce qui a été voulu et compris comme une avancée en faveur du Vivant, il nous parait important d’apporter aux lectrices et lecteurs de Savoir Animal qui ne seraient pas nécessairement familiers avec les subtilités politico-institutionnelles de la Nouvelle-Calédonie quelques éléments de contexte. Nous apporterons ensuite des précisions sur les attributs des ENJ tels que reconnus en Province des Îles Loyauté.

La Nouvelle-Calédonie est un archipel dont les îles habitées sont la Grande Terre, l’Île des Pins et les trois îles Loyauté (Lifou, Maré et Ouvéa). Depuis la fin de son statut de colonie et son classement dans la catégorie des Territoires d’Outre-Mer après la seconde guerre mondiale et du fait des différents statuts d’autonomie qu’elle a expérimentés, la Nouvelle-Calédonie est régulièrement mentionnée dans la littérature scientifique en tant que laboratoire juridique et institutionnel. Aujourd’hui[2], par son statut depuis 1998 (issu de l’Accord de Nouméa) de territoire sui generis inscrit au Titre XIII de la Constitution, dotée d’une organisation institutionnelle singulière, elle est en fait aujourd’hui la collectivité la plus autonome de la République française.

La Nouvelle-Calédonie (avec ses propres institutions législatives et un exécutif) englobe les trois Provinces (Iles Loyauté, Nord et Sud). Ces dernières sont dotées, au travers d’un mécanisme de fédération interne qui existe depuis la loi référendaire de 1988 issue des Accords de Matignon, de leurs propres assemblées délibérantes et de leur exécutif. Existent également les aires coutumières couvrant l’archipel, qui sont au nombre de huit et représentées par les Conseils d’aires coutumières.

L’État a transféré progressivement de manière irréversible un certain nombre de domaines de compétences à la Nouvelle-Calédonie et ses provinces. Les trois assemblées de province élues à la proportionnelle tous les cinq ans par un corps électoral restreint aux « citoyens » calédoniens disposent d’une compétence de droit commun (dont elles tirent la compétence en matière environnementale) et adoptent des délibérations de nature règlementaire et le Président de l’assemblée a la charge de l’exécutif provincial.

De fait, le droit national ne s’applique plus en Nouvelle-Calédonie dans les domaines transférés et ce sont les autorités locales qui créent ou réactualisent le droit applicable en Nouvelle-Calédonie ou dans chacune de ses provinces. Elles sont certes tenues au respect de la hiérarchie des normes. Leurs actes règlementaires doivent donc être conformes à la Constitution, aux accords internationaux ratifiés par la France (sauf mention expresse d’exclusion dans les traités) ainsi qu’aux lois organiques et celles notamment relatives à des libertés fondamentales. Le judiciaire relève de l’État. C’est cette marge de manœuvre qui a permis à la Province des Îles Loyauté – dont la population est à 98% Kanak – de se doter d’un droit de l’environnement qui ne soit pas un copié-collé du droit national, mais qui lui corresponde et innove à bien des égards, qu’il s’agisse du respect de la biodiversité, des valeurs culturelles associées et notamment des règles coutumières, ou des générations futures. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en l’état actuel des statuts constitutionnels d’autres territoires de l’Hexagone, ultramarins (hors article 74C) ou de la Corse, seul l’État dispose de la compétence normative en matière d’environnement, les collectivités locales disposant au mieux de compétences de gestion.

Par ailleurs, la Province des Îles Loyauté a choisi de créer son droit de l’environnement en prenant en compte les valeurs culturelles et les pratiques issues du droit endogène (ou droit coutumier) des Kanak qui peuplent à plus de 97% les Iles Loyauté. La province s’est engagée dans un préambule au CEPIL à cogérer les ressources naturelle des Iles avec les autorités coutumières.

Ce contexte institutionnel et culturel ayant été posé, nous pouvons maintenant revenir au contenu de la délibération du 29 juin 2023.

Pour les Kanak, l’humain et le reste du Vivant ne font qu’un et la dichotomie Homme-Nature leur est inconnue. Or, pour les responsables Loyaltiens, le droit de l’environnement tel qu’il existait ne permettait pas d’exprimer pleinement cette appréhension holistique du monde. Pourtant elle est assez courante dans de nombreux pays qui ont des populations autochtones à travers la planète, mais pas seulement comme en témoignent en France hexagonale et en Europe (on pense à la Mar Menor en Espagne) de nombreuses initiatives citoyennes récentes en faveur des droits de la Nature. La Province des Îles Loyauté réfléchissait ainsi, avec l’appui de l’Institut de l’IRD, depuis près de dix ans à donner une traduction au « principe unitaire de vie ». Profondément ancré dans la culture kanak depuis les temps ancestraux, ce principe avait été exprimé avec force au tout début des années 2 000 par le Grand Chef Nidoish Naisseline et le Pasteur Béniala Houmbouy dans une « Charte de l’environnement de la Province des Îles Loyauté ». Après de premières recherches sur le sujet et de nombreuses réunions participatives sur chacune des trois îles pour en discuter, le concept a été repris lors du lancement, en avril 2016, du CEPIL à l’article 110-3 ainsi rédigé : « Le principe unitaire de vie qui signifie que l’homme appartient à l’environnement naturel qui l’entoure et conçoit son identité dans les éléments de cet environnement naturel constitue le principe fondateur de la société kanak. Afin de tenir compte de cette conception de la vie, certains éléments de la Nature pourront se voir reconnaitre une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres. »

Selon ce principe, la notion d’appartenance est inversée : l’idée d’une Nature possession des humains est écartée, de même que celle d’une Nature qui serait un « bien commun » ou un « patrimoine ». D’autre part, le choix est fait dès 2016 de reconnaître comme sujets de droit certains éléments de la Nature et non pas celle-ci dans son entièreté comme ce fut le cas de l’Equateur avec Pacha Mama dans sa Constitution en 2008[3]. Il s’agissait de faire preuve de pragmatisme, en gardant en tête l’effectivité des mesures à venir en termes de droits reconnus à des entités naturelles dans leur grande diversité . Une fois le principe unitaire de vie intégré au corpus juridique de la Province des Îles Loyauté, les travaux dès 2016 reprennent pour le mettre en œuvre. C’est la réglementation sur les espèces protégées qui servira de support et un message clair est envoyé en intitulant finalement la nouvelle règlementation « Protection du Vivant en Province des Îles Loyauté ». Trois niveaux de protection du Vivant sont institués dans la règlementation de juin 2023. Ainsi la biodiversité « ordinaire », d’habitude négligée par le droit, est incluse dans le régime global de protection (CEPIL Livre 2 Titre 4 Chapitre 2 Section 1). Elle permet de protéger tout le Vivant, toutes les espèces, domestiques ou sauvages, « sous réserve des usages alimentaires et culturels des Loyaltiens, des usages domestiques, des prélèvements à but scientifique et des usages commerciaux respectueux d’un développement durable et du bien-être animal (…) ». Ensuite, viennent des dispositions classiques de protection spéciale de certaines espèces vivantes du fait notamment de leur rareté, vulnérabilité ou de statut UICN d’espèces en danger mais aussi de leur statut culturel particulier (Chapitre 2 Section 2). Bien entendu c’est le troisième niveau de protection consacré par la Section 3 qui nous intéresse plus particulièrement puisqu’il concerne les ENJ, incluant des espèces vivantes animales, nouvelle catégorie de sujets de droits. L’on se souvient de la déception des défenseurs des animaux à propos de l’article 2 de la loi n°2015-177 du 16 février 2015 qui a créé l’article 515-14 du Code Civil et qui dispose que « [les] animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens. » Une occasion manquée pour beaucoup d’observateurs. Si en 1999 le législateur national avait choisi de distinguer les animaux des choses inanimées, en 2015 leur statut n’a pas évolué car ils sont toujours réduits au régime des biens. Ni la reconnaissance de leur sensibilité ni la protection légale qui leur était accordée ne peuvent être considérées comme suffisantes au regard de leur dignité. C’est bien sur ce point que les élus de la Province des Îles Loyauté, pour mieux protéger l’environnement, bousculent un droit resté, lui, insensible. L’article 242-16 du CEPIL est ainsi rédigé : « Sur le territoire de la province des îles Loyauté, en application du principe unitaire de vie édicté à l’article 110-3 et afin de tenir compte de la valeur coutumière dans la culture kanak, les éléments de la nature, espèces vivantes et sites naturels énumérés à l’article 242-17 se voient reconnaitre la qualité d’entité naturelle sujet de droits.

Des droits fondamentaux leur sont reconnus. Elles n’ont pas de devoirs.

Ni les entités naturelles sujets de droit, ni leur porte-paroles, ni la Province des îles Loyauté ne peuvent être tenus responsables d’éventuels dommages qu’elles pourraient causer.

Chaque entité naturelle sujet de droit dispose d’un intérêt à agir, exercé en son nom par le Président de la Province des îles Loyauté, par un ou plusieurs porte-paroles, conformément aux articles 242-22 et 242-23, par les associations agréées pour la protection de l’environnement et les groupements particuliers de droit local à vocation environnementale dont il est fait mention aux articles 124-1 à 124-3 du présent Code. »

Des entités naturelles (espèces vivantes végétales ou animales terrestres et maritimes, des sites naturels, des écosystèmes) peuvent donc être sujets de droit si telle est la volonté des autorités de la province. Aux côtés des catégories classiques de personnes juridiques, les personnes physiques et le personnes morales, la Province des Îles Loyauté introduit donc pour la première fois une catégorie d’entités juridiques, autres que humains ou groupements d’humains[4], englobant les animaux. C’est quelque chose que jusqu’ici, juristes et décideurs rechignaient à faire, voire à penser. Or, nous le savons tous, le droit est une construction, mais elle n’est certainement pas en marbre. En repoussant les limites infligées (par nous-même ou par d’autres) à notre créativité, à notre imagination, à notre sensibilité, l’impensable, pour reprendre les mots de Christopher Stone qui a lancé il y a 50 ans l’idée de legal rights pour des éléments de la Nature, peut devenir réalité.

Pour débuter dans cette voie, la Province des Îles Loyauté a retenu les requins et les tortues marines, deux espèces totems qui étaient évoquées dès 2013[5] comme devant bénéficier de la personnalité juridique. Dans l’esprit des habitants pour qui elles sont des espèces emblématiques et des élus des Loyauté, elles devaient bénéficier d’un statut autre que « espèces protégées ». D’autres espèces et sites naturels ayant une valeur[6] culturelle particulière ont vocation à venir compléter l’article 242-17.

A la différence de choix opérés dans d’autres pays comme la Nouvelle-Zélande par exemple où trois entités naturelles (un fleuve, un parc naturel et une montagne) ont été reconnues ces dernières années comme ayant les droits, devoirs et responsabilités des « personnes juridiques », la Province des Îles Loyauté instaure un régime différent. D’une part il n’y avait aucune volonté de calquer le régime des ENJ sur celui des personnes juridiques physiques et morales. La question d’affubler les ENJ de devoirs et de responsabilités ne pouvait être autre qu’incongrue sans même évoquer les questions d’effectivité voire d’insécurité juridique[7]. Il s’agit bien d’une catégorie de sujets de droit différents des humains et de leurs groupements. C’est en cela qu’il s’agit d’une innovation.

Les ENJ se voient reconnaitre des droits fondamentaux à l’article 242-18 du CEPIL. Citons-en ici quelques-uns :

  • Le droit de n’être la propriété de quelque Etat, province, groupe humain ou individu ;

  • Le droit de ne pas être gardées en captivité ou en servitude, de ne pas être soumises à un traitement cruel et de ne pas être retirées de leur milieu naturel ;

  • Le droit à la liberté de circulation et de séjour au sein de leur environnement naturel ;

  • Le droit à un environnement naturel équilibré, non pollué et non contaminé par les activités humaines et à la protection de leurs habitats successifs à différents stades de leur vie ;

Inspirés par les droits reconnus ailleurs dans le monde à des entités naturelles, ces droits sont communs à toutes les ENJ et leurs sont propres. Afin de tenir compte de la diversité du Vivant, d’autres droits spécifiques pourront être déclinés pour chaque élément ayant vocation à être considéré comme une ENJ, c’est le cas pour les tortues et les requins dans la réglementation adoptée le 29 juin 2023.

Un point important doit être rappelé. La construction du droit de l’environnement en Province des Îles Loyauté a toujours été voulue comme un exercice de conciliation des valeurs traditionnelles, des impératifs écologiques et de la sécurité juridique des délibérations adoptées. Exercice souvent difficile mais dont le résultat est un droit coconstruit et négocié avec les autorités coutumières. De fait, des dérogations peuvent être accordées, dans le cadre de cérémonies coutumières, pour le prélèvement de spécimens de telle ou telle espèce reconnue comme ENJ.

Des dispositions pénales sont prévues pour sanctionner les atteintes aux droits et intérêts des ENJ.

Si les éléments de contexte rappelé ci-dessus nous invitent à rester malgré tout prudents sur l’extension de ce précédent à d’autres territoires de la République française qui n’ont ni le même statut ni la même culture autochtone, la perspective d’une protection accrue des espèces vivantes et des animaux en particulier, en leur reconnaissant des droits et des intérêts qui leur sont propres, nous invite à espérer que l’innovation des Loyauté inspire les citoyens et les décideurs ailleurs, tout en se rappelant qu’il n’est pas sans doute pas souhaitable de vouloir un régime universel des ENJ mais qu’il est essentiel que l’on tienne compte des contextes et surtout des besoins des entités naturelles.

Photo : © IRD – Pierre Laboute

[1] Publiée au Journal Officiel de la Nouvelle-Calédonie du 18 juillet 2023.

[2] Celui-ci est susceptible d’évoluer dans les mois qui viennent dans le cadre de négociations en cours à l’issue des 3 référendums d’auto-détermination prévus par l’Accord de Nouméa qui ont conclu au maintien de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République.

[3] Au moment de la rédaction finale de la délibération, l’année dernière, un choix identique avait été fait en Inde avec une décision de la Haute Cour de Madras consacrant les droits de Mother Earth

[4] On évoque parfois la « personnalité juridique » de certains navires du fait qu’ils ont obligatoirement une nationalité, un passeport, une immatriculation et une responsabilité, ce qui les distingue des autres biens meubles et immeubles. Récemment, il a été aussi question de reconnaitre la personnalité juridique des robots et de l’intelligence artificielle.

[5] Il ne faut donc pas voir dans la règlementation des Iles Loyauté de 2023 une quelconque volonté de contrecarrer les décisions récentes d’une autre province de Nouvelle-Calédonie, la province Sud, de prélever à la suite de trois accidents mortels, des dizaines de requins dans le lagon sud dont certains ont fini à la décharge.

[6] Sur la question de la valeur de la Nature ou plutôt des valeurs, voir le rapport d’évaluation sur l’estimation des valeurs de la nature et les différentes valeurs de la nature de l’IPBES : unep.org/fr/resources/rapport/zenodo.org/record

[7] On se souvient de la décision de justice de l’Uttarakhand en Inde qui avait fait du Gange une personne juridique et qui a été suspendue par la Cour Suprême de l’Inde du fait précisément de cette question de responsabilité mal ficelée

Photo : © IRD – Bastien Preuss


Victor David
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Chargé de Recherches IRD
Droit de l’Environnement et du Développement Durable
UMR SENS – Savoirs Environnement Sociétés
(CIRAD - Institut de Recherche pour le Développement – Université Paul Valéry Montpellier 3 - France)

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