Des activités humaines intenses qui menacent une espèce vulnérable
Pendant 12 années j’ai conjointement dirigé le Centre Sanaga-Yong de Sauvegarde des Chimpanzés au Cameroun et aujourd’hui encore quand je parle de mon expérience mes interlocuteurs ont peine à croire que beaucoup d’africains consomment de la viande de chimpanzé ! Et que pour capturer un jeune qui sera plus tard revendu comme animal de compagnie ou attraction touristique il faut tuer la mère et souvent d’autres membres du groupe.
Reconnus par la science comme nos plus proches cousins, les chimpanzés ne bénéficient d’aucun statut spécial et force est de constater que leur proximité avec notre espèce leur porte préjudice. Sur une partie de la planète, ils sont maintenus en captivité dans les zoos, les cirques, utilisés dans la recherche médicale et sur leur continent d’origine principalement en Afrique centrale, ils sont considérés comme n’importe quel autre animal dont la chair est consommée et appréciée.
Malgré l’existence de lois connues des citoyens les protégeant dans les pays où ils vivent à l’état sauvage, le commerce et la consommation illégale continuent. Jamais vous ne verrez de cadavre frais de chimpanzé sur un étal, les espèces officiellement protégées se commandent, et les jeunes survivants sont cachés derrière les murs. Les fêtes de Noël voient une accélération de la demande, la viande de chimpanzé étant considérée comme un plat de luxe dans les villes.
Jadis les populations autochtones ne disposaient pas de fusil et pratiquaient une chasse sélective et durable. L’avènement des armes à feu, la chasse commerciale, l’explosion de la démographie, la déforestation causée par l’agriculture et les pâturages, les plantations industrielles, l’extraction minière, le besoin de charbon de bois comme combustible, ont considérablement réduit l’habitat naturel des chimpanzés. Ces activités humaines intenses ont créé une compétition pour l’utilisation des ressources naturelles qui donne lieu à un rapprochement entre humains et chimpanzés dans un contexte qui favorise les conflits et la transmission des maladies.
D’apparence robuste, le chimpanzé est une espèce vulnérable à plus d’un titre. Les femelles ne donnent naissance que tous les 4 à 5 ans et les individus sont très susceptibles aux maladies humaines notamment les infections respiratoires transmises par les virus, les maladies bactériennes mortelles comme l’anthrax et la pollution aux pesticides qui provoqueraient des troubles de la reproduction. Leur population estimée à 1 million au début du 20ième siècle se situerait aujourd’hui entre 200 000 et 300 000 individus selon les sources ; certains prédisent leur quasi disparition d’ici 30 à 40 ans si rien n’est fait pour inverser la tendance.
Les refuges comme outils de conservation et de développement
C’est grâce à la détermination d’hommes et de femmes au service de la protection de la faune que l’espoir renaît. A coups de pioches et de courage, ils ont construit des centres de réhabilitation dans l’idée de sauver d’une mort certaine un maximum de chimpanzés.
Qui peut imaginer les efforts, la souffrance et l’incompréhension qu’ils ont dû supporter, les attentes interminables dans les bureaux du gouvernement pour obtenir les autorisations, les crises de paludisme épuisantes, les pluies infernales provoquant l’enlisement des camions de matériel, la pression des populations riveraines comptant sur des jours meilleurs, la sorcellerie omniprésente ? Ils n’ont jamais abandonné parce qu’ils ont en eux une dose exceptionnelle d’énergie, de foi et de volonté pour mener ces missions périlleuses.
Les parcours sont différents mais l’histoire débute de la même manière, par une rencontre, une rencontre déterminante avec un chimpanzé et la promesse d’une liberté retrouvée ou d’une nouvelle vie en sécurité dans un centre de sauvegarde. Car la liberté ne va pas de soi et les chimpanzés recueillis n’y sont pas tous éligibles. En dépit des apprentissages de la vie en forêt, les blessures physiques subies dans le passé peuvent s’avérer handicapantes et leur réhabilitation psychologique et sociale peut échouer. Les étapes d’un projet de retour à la vie sauvage sont longues et difficiles voire impossibles : trouver un habitat favorable sans communauté de chimpanzés pré-existante et protégée, définir les candidats potentiels, assurer le suivi individuel et les revers… Autant de challenges pour réintroduire avec succès des individus qui appartiennent à une espèce dont nous connaissons encore si peu le fonctionnement social et écologique.
Et pourtant, les réussites de ces passionnés sont nombreuses. Fini le cliché de la fondatrice jouant le rôle de nounou auprès des bébés. Elles/ils ont considérablement étendu leurs missions permettant aux chimpanzés de recevoir les meilleurs soins. Les activités des refuges, parfois localisés en pleine forêt très loin des centres urbains, ont su créer des économies locales ; ils embauchent du personnel et achètent la nourriture des chimpanzés dans les villages environnants.
Au fur et à mesure des années, ils ont considérablement étendu leurs domaines d’actions. Désormais, ils mènent des campagnes de sensibilisation et d’information auprès des jeunes africains, apportent un soutien logistique et technique aux autorités dans le cadre des confiscations, collaborent avec des organisations indépendantes d’application de la loi qui en plus de traquer les braconniers luttent aussi contre la corruption, participent à la construction d’écoles et de dispensaires, mettent en place des programmes de parrainage des écoliers, développent des formations pour une agriculture durable et un mode de consommation plus végétal, initient la mise en place de nouvelles aires protégées etc…
Ce travail en profondeur a permis pour la majorité des centres de mettre localement un terme au commerce illégal de chimpanzés ; un état des lieux encourageant quand on constate qu’une partie de la faune sauvage locale réapparaît progressivement notamment des grands mammifères comme les éléphants ou les gorilles. En 2019 sous l’impulsion de l’un d’entre eux le chimpanzé a été choisi comme nouvel emblème de la Sierra Leone !
Grâce au Pan African Sanctuary Alliance (PASA), qui fête cette année ses 20 ans d’existence, cette professionnalisation a pu s’organiser et se renforcer. Alliance basée aux USA, PASA est une grande famille où chacun peut y trouver aide et soutien. Un manuel des bonnes pratiques pour promouvoir des standards de haute qualité dans tous les aspects du fonctionnement des refuges a été rédigé et est constamment amélioré. PASA a initié des collaborations avec des organismes de recherche scientifique en éthologie, biologie et virologie pratiquant des protocoles non-invasifs et a proposé des formations pour aider les leaders à se projeter dans le futur et assurer la pérennité de leurs structures en sécurisant l’avenir des chimpanzés hébergés. Chaque année, éducateurs, vétérinaires, managers se rencontrent pour soumettre leurs problèmes, échanger sur leurs expériences et leurs succès, puis repartent dans leur pays avec des projets plein la tête.
Fragilisation et espoir causés par la pandémie
Depuis mars 2020, la pandémie de la covid19 est passée par là impactant les refuges dont les bénévoles du monde entier ont été dans l’obligation d’annuler leur séjour. Des études génétiques (notamment des récepteurs ACE2) ont montré que le chimpanzé était une espèce hautement susceptible d’être infectée par le SARS-CoV-2. Les centres ont dû se réorganiser et demander à leur personnel de rester sur place, porter un masque par une chaleur tropicale suffocante et appliquer des protocoles stricts d’interactions avec les chimpanzés ; le tout avec des conséquences financières désastreuses pour les centres dont la participation pécuniaire des bénévoles constituait une importante ressource.
Heureusement PASA a pu débloquer un fonds d’urgence et continue inlassablement de soutenir les refuges dans leur recherche de financement et lors des opérations de sauvetage des orphelins dont le flot continue d’arriver. D’ici peu, les bénévoles tant recherchés reviendront prêter main forte mais aucune action pérenne ne pourra être menée sans une réelle volonté politique et il faut espérer que la pandémie agira comme un cri d’alerte entendu par les élites africaines pour s’engager durablement à protéger nos plus proches cousins.
Sauvegarder les populations de chimpanzés va bien au-delà d’une simple protection de la faune, c’est protéger un écosystème dont l’humain fait partie qu’on le veuille ou non.
Agnès Souchal
Consultante primates pour PASA
Directrice adjointe du Centre Sanaga-Yong de Sauvegarde des Chimpanzés au Cameroun de 2003 à 2015