Qui êtes-vous ?
Je suis chercheur au CNRS. Je travaille depuis une dizaine d’années dans un laboratoire qui étudie la cognition animale à Toulouse. Ma spécialité est l’éthologie.
Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur les abeilles ? Pourquoi sont-elles importantes ?
J’étudie les abeilles avant tout pour répondre à la question fondamentale de l’évolution de l’intelligence chez les insectes. Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, les insectes ont des capacités cognitives élaborées, et ceci malgré un cerveau d’un 1mm3. Comment est-ce possible ? Est-ce que cette intelligence miniature est comparable à la nôtre ? Les abeilles sont des espèces privilégiées pour explorer ces questions car on les observe depuis des millénaires, certaines espèces sont domestiquées (les abeilles mellifères et les bourdons), et une grande quantité de recherches a déjà été réalisée sur leurs comportements. Par conséquent on les connaît bien et on peut facilement les manipuler. Aujourd’hui ce sont des espèces modèles pour la recherche en biologie qui nous permettent d’explorer les frontières de l’intelligence chez les insectes. Ce serait beaucoup plus compliqué d’effectuer ces recherches avec des espèces non modèles pour lesquelles il faudrait tout recommencer de zéro car on les connaît mal.
Le fait d’étudier les abeilles m’amène également de plus en plus à me poser la question de l’applicabilité de mes travaux à des fins environnementales et sociétales. Les abeilles, dans leur ensemble, sont essentielles à la pollinisation de la plupart des plantes à fleurs, et donc à l’alimentation d’un grand nombre d’animaux, y compris nous les hommes. Elles assurent un service écosystémique à la base du fonctionnement de tous les écosystèmes terrestres. Il est donc vital de mieux comprendre ces insectes pour mieux les protéger, et protéger nos environnement dont la qualité ne cesse de se dégrader.
Comment les bourdons arrivent à optimiser des circuits de butinage ?
Les bourdons, comme toutes les autres espèces d’abeilles, doivent collecter de grandes quantités de pollen et de nectar sur les fleurs pour nourrir leurs larves. Par exemple, on estime qu’un bourdon visite plusieurs centaines de fleurs par trajet pour remplir son estomac (jabot) en nectar. Lorsque ces fleurs sont dispersées dans l’environnement, les bourdons développent peu à peu des circuits de butinage pour visiter les plantes qu’il connaît en utilisant la route la plus courte et donc économiser de l’énergie précieuse. On ne sait pas encore exactement comment les bourdons résolvent ce problème d’optimisation de réseaux bien connu des mathématiciens, sans carte ni GPS. Ils semblent procéder par essais erreurs sur la base d’apprentissages, en sélectionnant progressivement les trajets les plus courts entre les plantes. Une prouesse encore énigmatique pour un si petit cerveau !
Pourquoi affirmez-vous que les blattes sont altruistes ?
Les blattes sont également des espèces modèles pour étudier l’intelligence des insectes. Elles forment de très grandes populations au sein desquelles elles peuvent reconnaître leur plus proches apparentés (frères ou sœurs). Elles font cela grâce à leurs odeurs corporelles : les hydrocarbures cuticulaires. Ces signatures chimiques leur permettent de s’informer sur les individus qu’elles rencontrent avant d’interagir avec eux. Ainsi, les blattes s’agrègent de préférence avec des congénères apparentés pour se reposer le jour. Ceci leur permet de partager les avantages d’être en groupe, comme par exemple le maintien d’une température et d’une humidité constante dans le groupe ou la réduction des risques de prédation, en priorité avec les membres de leur famille. C’est la définition de l’altruisme en biologie.
Peut-on réellement faire des comparaisons entre les abeilles et les Hommes ?
Lorsque l’on s’intéresse à l’intelligence animale, il est inévitable de faire des parallèles avec l’Homme. Mais ces parallèles doivent avoir une limite. D’un côté il faut veiller à ne pas céder à l’anthropomorphisme en cherchant absolument chez les animaux que l’on étudie des capacités cognitives ou des comportements observés au préalable chez les humains sans considérer des hypothèses alternatives. Est-ce que les insectes sont réellement en train de faire ce que l’on pense ? D’un autre côté, il faut se forcer à faire des comparaisons si l’on veut comprendre l’évolution des comportements à travers le règne animal. Les insectes et les Hommes ont un ancêtre commun très lointain, duquel ils ont hérité un système nerveux. Comparer le cerveau et les capacités cognitives des insectes et des Hommes est donc utile pour de comprendre comment l’intelligence a évolué à travers le règne animal avec ses spécificités en fonction des espèces. Idéalement il faut donc étendre la comparaison à un maximum d’espèce.
Est-ce que les insectes ont une conscience ?
C’est une question passionnante qui reste ouverte pour les insectes comme pour la plupart des animaux. Démontrer l’existence d’une conscience chez des êtres vivants qui ne parlent pas et donc pour lesquels nous n’avons pas accès au ressenti est tâche complexe, même pour les animaux qui nous ressemblent le plus comme des grands singes. Cependant les recherches sur la cognition animale nous montrent que les insectes ont une vie intérieure très riche, beaucoup plus riche que ce que l’on imaginait il y a encore 20 ans, avec des capacités cognitives sophistiquées et des signes d’émotions. Tous ces caractères ont probablement été sélectionnés au cours de l’évolution car ils procurent des avantages aux animaux pour survivre et se reproduire. Pourquoi les insectes ne seraient-ils pas conscients si cela leur est utile ? Aujourd’hui on ne peut pas écarter cette hypothèse.
Agissez-vous à contrecœur ?
Non. L’expérimentation animale a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Les chercheurs sont de plus en plus conscients des problèmes éthiques liés à la réalisation de leurs expériences et réfléchissent très sérieusement à leurs pratiques avant de les mettre en œuvre. Même s’il n’y a pas encore de régulation bioéthique pour l’expérimentation sur les insectes, nous réduisons au maximum le nombre d’animaux utilisés dans nos expériences et veillons à les élever et manipuler dans les meilleures conditions possibles, en évitant toute forme de souffrance potentielle. Nous nous efforçons de nous poser les même contraintes que nous nous poserions avec des vertébrés.
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La rédaction - Savoir Animal