Numéro 14Culture contemporainePodcast : Babines, l’empreinte des animaux

Flor Alazraki15 janvier 20245 min

Mon premier souvenir d’un animal, c’est un pigeon dans un parc parisien. Il a quelque chose de blanc autour d’une patte. Ma baby-sitter l’attrape et je vois que c’est un sac en plastique qui l’entrave. Un sac rempli de sable. Je comprends confusément que quelqu’un a pris le temps de remplir un sac avec le sable du parc, de capturer ce pigeon, de nouer les anses et de le laisser là, victime muette clouée au sol. Puis cette personne a repris le cours de sa journée. Je me souviens que le pigeon traînait le poids du sable mais qu’il n’avait pas l’air particulièrement nerveux, il picorait le sol, il faisait avec, jusqu’à sa libération. J’ai quatre ans et cette vision m’apprend ce qu’est la cruauté gratuite. Je réalise aussi qu’on peut intervenir pour réparer le mal qui est fait. Et je suis admirative de la résilience de cet oiseau.

Si un jour vous ne savez pas comment engager une conversation avec quelqu’un, vous pouvez lui demander de vous raconter un souvenir d’animal. Même les gens qui pensent n’avoir rien à raconter finissent par se rappeler d’une scène, souvent révélatrice.

Depuis 2016, je suis bénévole dans un refuge où l’on peut venir adopter des chats, des chiens, des rongeurs. C’est un lieu sensible, et devant les animaux enfermés, des paroles se libèrent. Il y a de nombreuses personnes venues pour adopter un chat qui se sont confiées à moi — sur des événements joyeux, des anecdotes familiales ou des histoires de violences. Je me suis rendu compte qu’en parlant des animaux, on dit beaucoup de soi. C’est ce qui m’a donné envie de créer le podcast Babines.

Quand j’ai commencé à écouter des podcasts, en 2018, j’ai été éblouie de la résonance de ce média, de la portée intime de ces voix que j’écoutais au casque. Mes émissions préférées sont des narrations à la première personne et des reportages documentaires, comme ARTE Radio et Les Pieds sur terre. J’ai décidé de suivre une formation de deux jours — la première journée était consacrée à la conception, l’écriture, la diffusion et le modèle économique des podcasts, et la seconde traitait du matériel, des logiciels de montage, de la réalisation et de la mise en ondes. J’ai aussi lu les conseils des Audioblogs et les ressources d’Ausha, qui héberge et diffuse des podcasts sur les différentes plateformes d’écoute. Peu après j’ai réalisé mon premier enregistrement, avec Xavier, que j’ai rencontré par l’entremise de ses voisins. Xavier est un travailleur de la région Centre, qui rêve de l’Ouest américain et qui a sauvé ses juments Solvala et Dakota de l’abattoir. J’ai fait des erreurs techniques lors de la prise de son mais j’ai tellement apprécié l’expérience que j’ai su ce jour-là que mon idée de podcast verrait le jour.

Le Covid-19 et le premier confinement sont arrivés et je me suis auto-formée au montage audio en regardant des tutoriels en ligne. En septembre 2020, je publiais le premier épisode de Babines.

Illustration : ©Irène Tardif

Chaque mois, je vais à la rencontre d’une personne qui nous raconte l’empreinte d’un animal sur sa vie et son rapport au monde. Je souhaite faire entendre des voix diverses, ce qui me mène parfois à prendre le train pour conduire des interviews et enregistrer des sons d’ambiance sur des lieux de vie ou de travail. Dans les deux saisons de Babines on croise notamment un moineau qui ne va pas très bien, une tatoueuse et un photographe véganes, des tortues qui nous survivront, un vétérinaire de nuit, un paon empaillé redevenu vivant, une militante de Sea Shepherd… L’entretien peut durer une heure ou se prolonger jusqu’au petit matin, cela dépend des situations. Mon matériel est très simple, je branche à mon iPhone un microphone SHURE MV88 surmonté d’une bonnette anti-vent. Et tous les cinq mois, je sors un épisode participatif : des francophones m’envoient de courts récits d’animaux, enregistrés avec leurs smartphones.

Une fois monté avec le logiciel Hindenburg, le podcast dure une trentaine de minutes. Chaque premier mardi du mois, les épisodes sont une immersion dans l’histoire de la personne interviewée. J’ai pris conscience du pouvoir du montage et je suis d’autant plus touchée de la confiance qui m’est témoignée par les personnes qui acceptent de participer à Babines. Le montage est une étape passionnante de la construction du podcast, une sorte de réécriture qui doit pour autant rester fidèle au témoignage. Une fois l’épisode monté, on ne m’entend pas parler — seulement dans l’énoncé du titre et dans la conclusion. Mais ma voix transparaît autrement, en filigrane de l’épisode, à travers mes choix de réalisation.

J’ai créé Babines de manière indépendante, en tant que projet bénévole. Concevoir et faire vivre un podcast sur la durée, en parallèle de son travail, est une activité chronophage et l’intérêt sincère pour sa thématique doit être la motivation première. Si l’on tient à ce que l’on fait il faut essayer de ne pas se décourager, de se dire que ce que l’on produit et partage peut avoir un impact positif, ne serait-ce qu’auprès d’une seule personne, peu importe le nombre d’écoutes.

La pochette et la musique de Babines font pleinement partie de l’identité du podcast et ont été créées par des artistes que j’admire. Pour illustrer les liens tangibles ou invisibles qui nous relient aux animaux, Irène Tardif a dessiné aux crayons de couleurs une femme qui porte un chat fantôme dans ses bras. Irène et moi ne nous sommes jamais rencontrées, pourtant mes proches trouvent que la femme de son dessin me ressemble. J’ai conçu le compte Instagram de Babines comme un prolongement visuel de chaque récit. La musique a été composée par Mathilde Forget, ses nappes sonores et ses musiques de génériques de début et de fin habillent tous les épisodes.

Au moment où j’écris ces lignes, je reviens d’une interview à Rennes et j’ai sous les yeux un SMS de la SNCF qui annonce : « Votre train 8642 partira avec 25 min de retard suite heurt d’un animal. » Nos vies s’entrechoquent constamment avec celles des animaux et j’espère qu’il y aura de moins en moins de personnes pour penser « C’est juste une bête ».


Flor Alazraki
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Créatrice du podcast Babines

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