Numéro 18ConsommationNe noyons plus le saumon

Tiphaine Duvernois15 janvier 202511 min

Autrefois réservé aux classes sociales élevées, désormais devenu plus accessible par le biais de l’aquaculture[1], le saumon s’est immiscé dans le quotidien des Français. Son goût et les qualités nutritives qu’on lui attribue (riche en oméga 3) font son succès. Le saumon est le deuxième poisson le plus consommé en France (4,4kg/hab/an) derrière le thon (4,7kg/hab/an)[2]. Pendant la période des fêtes de fin d’année, la consommation de saumon fumé est multipliée par quatre[3].

Pourtant la Commission européenne estime que seulement 1% du saumon consommé en Union européenne (UE) a été produit sur son territoire[4]. En effet, les approvisionnements en saumon sont largement assurés par la Norvège, premier producteur mondial de saumon d’élevage (> 50%) devant le Chili et l’Écosse. Ainsi, le saumon commercialisé sur le marché français est quasi exclusivement issu de l’élevage[5] et 68% provient d’élevages norvégiens[6].

Les preuves scientifiques sont nombreuses concernant la capacité des poissons à ressentir de la douleur et des émotions, qu’elles soient positives (joie) ou négatives (peur, anxiété)[7]. Ils peuvent également faire preuve d’optimisme ou de pessimisme en fonction des expériences qu’ils ont vécues et des congénères qui les entourent[8].

Souvent associés à une mémoire de 3 secondes, les poissons sont pourtant dotés de capacités d’apprentissage et possèdent une mémoire à long terme développée. Le saumon en est le parfait exemple puisqu’il est capable de retourner dans la rivière où il est né, plusieurs années après l’avoir quittée, notamment grâce à sa mémoire olfactive[9].

En Norvège, une équipe de chercheurs s’est intéressée à des saumons d’élevage à la croissance réduite qui exprimaient des comportements anormaux à l’espèce. Ces derniers étaient apathiques, se laissant flotter à la surface de l’eau et avaient une prise alimentaire réduite. Cette étude a conclu que les saumons pouvaient souffrir de syndrome dépressif, similaire à celui que l’on peut rencontrer chez l’Homme[10].

Les poissons sont reconnus comme des êtres sensibles dans le règlement européen et par conséquent dans le droit français[11]. Pour autant, et malgré les constats scientifiques, aucune réglementation spécifique aux animaux aquatiques n’existe pour encadrer leurs conditions d’élevage, de transport et d’abattage …

La production de saumon d’élevage comprend majoritairement le saumon atlantique (Salmo salar). Ce dernier est un poisson anadrome, c’est à dire que dans des conditions naturelles il va éclore et croître en eau douce jusqu’à ce qu’il développe des capacités de vie en eau de mer, phénomène appelé smoltification. L’océan deviendra alors le milieu de vie principal du saumon qui ne le quittera que pour frayer (se reproduire) en rivière. La production de saumon en aquaculture se découpe donc en deux grandes étapes d’élevage : la première en eau douce pendant 8 à 16 mois, de l’éclosion des œufs jusqu’à la smoltification, la deuxième en eau de mer pendant 12 à 24 mois, jusqu’à l’abattage des saumons à environ 4kg. Cette dernière peut se distinguer en deux systèmes d’élevage : les cages marines (enclos fermés en mer) et les bassins terrestres (plus communément appelés RAS pour Recirculating Aquaculture Systems).

Contrairement à d’autres filières aquacoles, la filière saumon est assez avancée sur les conditions d’abattage des poissons, avec généralement un étourdissement par percussion crânienne ou électrique avant la mise à mort.

Le saviez-vous ? Au même titre que les animaux d’élevage terrestres, le règlement bio (CE) 2018/848 impose que « les techniques de mise à mort doivent immédiatement rendre les poissons inconscients et insensibles à la douleur », quelle que soit l’espèce de poisson concernée. Ce n’est pas le cas du Label Rouge qui exige certes un étourdissement avant mise à mort des saumons, mais qui ne l’exige pas pour tous les poissons, à l’instar des truites, des daurades et des bars.

À l’image des systèmes d’élevage intensifs qui mettent au premier plan la productivité et la rentabilité, les saumons subissent les mêmes préceptes. Sans réglementation pour les plafonner, ces poissons sont élevés dans des densités particulièrement élevées pouvant aller jusqu’à 25kg de poisson/m3 d’eau pour ceux en cage marine. À titre comparatif, la densité maximale autorisée en Agriculture biologique est de 10kg/m3 et de 15kg/m3 en Label Rouge avec une autorisation temporaire pour une densité de 20kg/m3 avant la récolte. En système RAS, on parle de 40 à 80kg/m3 pour les projets d’exploitation déposés en France, tandis qu’en Pologne certains essais sont montés jusqu’au chiffre ahurissant de 175kg/m3 [12]… Les saumons atlantiques, qui à l’état naturel peuvent parcourir jusqu’à 100km en mer en un jour, se retrouvent à nager en rond dans des cages surpeuplées pendant plus d’un an. Rappelons que la densité élevée des saumons favorise la prolifération et la propagation de pathogènes[13].

De cette forte concentration de poissons regroupés au même endroit découle également une dégradation de la qualité de l’eau (manque d’oxygène, surplus d’ammoniac et de dioxyde de carbone etc.) qui altère le bien-être des poissons, en particulier si elle est combinée à l’utilisation de produits chimiques dans l’eau[14]. Ces derniers sont répandus notamment dans le cadre de traitements antiparasitaires contre les poux de mer, un fléau qui prolifère dans les élevages. Ils se nourrissent du mucus, de la peau et du sang des saumons, leur causant des plaies ouvertes pouvant mener à une mortalité importante[15].

Les pathologies, le surpeuplement des cages, la qualité de l’eau, mais également les conditions de transport des saumons, le jeûne avant l’abattage (pouvant durer jusqu’à 21 jours !) et les traitements antiparasitaires sont responsables de nombreuses dégradations du bien-être des poissons et conduisent à une mortalité élevée. En 2023, la Norvège a recensé le pire taux de mortalité jamais enregistré dans le pays : 62,8 millions de saumons, soit 16,7% de la production nationale, et ce bilan ne concerne que les saumons en phase marine[16]

Des études ont montré une corrélation entre le développement de l’aquaculture de saumons dans certaines régions du monde et l’augmentation de la mortalité des populations sauvages de saumons qui évoluent dans ces mêmes régions[17]. Elles mettent en évidence l’impact des systèmes de production en cage marine sur le déclin de la population sauvage de saumons atlantiques (-23% entre 2006 et 2020)[18].

Deux phénomènes majeurs sont à l’origine de ce déclin :

  • La propagation de maladies et parasites (poux de mer) qui prolifèrent dans les cages marines va également affecter les populations de saumons sauvages, en particulier les juvéniles[19].
  • L’hybridation entre des saumons d’élevage et des saumons sauvages. En effet, à la suite de tempêtes ou d’attaques de prédateur, il arrive que des saumons d’élevage parviennent à s’échapper et se mélangent aux populations sauvages. Ces derniers vont se reproduire avec les saumons sauvages et leur transmettre leur patrimoine génétique d’espèce domestiquée, un patrimoine non des plus adaptés à la vie en milieu naturel et qui diminue la variabilité génétique des poissons, réduisant leur potentiel de survie[20].

Dans le cadre des exploitations RAS exclusives, le saumon passant l’intégralité de sa vie dans un bassin fermé, ces deux phénomènes sont évités. De ce fait, ces systèmes sont vendus comme la solution miracle pour sauver les populations de saumons sauvages. Pour autant ils ne sont pas développés dans l’idée de remplacer les systèmes en cage marine mais bien de les compléter afin d’augmenter la production globale de saumon. Un argument de mauvaise foi qui essaye de justifier l’installation de projets problématiques pour la protection des poissons d’élevage en plus d’être extrêmement gourmands en énergie …

En France, ces projets étaient au nombre de trois jusqu’à il y a peu, un à Boulogne-sur-Mer (62), un au Verdon-sur-Mer (33) et un à Plouisy (22). Ce dernier a été retiré le 31 octobre 2024 suite aux vives réactions qu’il avait suscitées localement. Les arguments avancés par les élus locaux ayant rejeté le dossier se basaient principalement sur l’impact environnemental et la consommation en électricité de cette installation…

Pour en apprendre davantage sur les problèmes liés aux élevages de saumons en RAS et pour soutenir l’interdiction des deux fermes-usines encore en projet nous vous invitons à signer et partager cette pétition : https://urgence-saumons.fr/

On peut penser qu’il est de bon ton de remplacer ses achats en saumon par de la truite. En effet, ce poisson au goût et au visuel se rapprochant du saumon étant en grande majorité produit en UE (88% de la truite consommée en UE y est produite[21]), on pourrait s’attendre à ce que ses conditions de production soient meilleures. Pourtant, et toujours faute de réglementation spécifique, ce poisson majoritairement issu de la pisciculture souffre des mêmes problèmes que les saumons d’élevage : surdensité dans les bassins, qualité de l’eau dégradée, pathologies, mise à jeun prolongée avant l’abattage etc. De plus, contrairement aux saumons, l’étourdissement est bien moins maîtrisé voire inexistant, entrainant des souffrances prolongées au moment de la mise à mort.

Enfin, rappelons que la truite tout comme le saumon sont des poissons carnivores. En élevage ils sont nourris avec des huiles et farines de poissons issus de la pêche minotière[22]. Réalisée dans les eaux côtières de l’hémisphère Sud (plus particulièrement en Afrique de l’Ouest), cette pêche rentre en compétition avec la pêche vivrière destinée à nourrir les populations locales et menace directement la souveraineté alimentaire des pays concernés…

L’OABA ne peut que vous encourager à conscientiser votre façon de consommer les poissons. Pour le saumon il n’existe, pour le moment, pas de système de production qui réponde à tous les enjeux de protection animale, même si le label Bio et la certification Friend of the Sea tendent à s’en rapprocher. Aussi nous vous incitons à commencer par réduire votre consommation.


[1] L’aquaculture est l’ensemble des activités de culture de plantes et d’élevage d’animaux en eau continentale ou marine en vue d’en améliorer la production. Définition INSEE.

[2] Chiffres-clés des filières pêche et aquaculture en France. FranceAgriMer, 2023.

[3] Consommation des produits de la pêche et de l’aquaculture. FranceAgriMer, 2023.

[4] Le marché européen du poisson, Édition 2023. EUMOFA, 2023.

[5] Pêche, aquaculture et environnement. Agreste, 2021.

[6] France – Norwegian Seafood Council, 2024.

[7] Synthèse bibliographique du CNR BEA sur la protection des poissons d’élevage en contexte d’abattage, CNR BEA, 2024.

[8] Les poissons ne ressentent pas la douleur, VRAI ou FAUX ? Chaire Bien-Être Animal, 2022.

[9] Movement, migration, and smolting of Atlantic salmon (Salmo salar), Mc Cornick et al., 1998. Canadian Journal of Fisheries and Aquatic Sciences, 55(1), 77-92.

[10] Brain serotonergic activation in growth-stunted farmed salmon: adaption versus pathology, Vindas et al., 2016. Royal Society Open Science, 3(5), 160030.

[11] Article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[12] Salmon Business, 23 months from egg to harvest, this salmon has grown 200 miles from the sea,  2019. salmonbusiness.com/23-months-from-egg-to-harvest-this-salmon-has-grown-30-miles-from-the-sea/

[13] Salmon lice – impact on wild salmonids and salmon aquaculture, Torrissen et al., 2013. Journal of Fish Diseases, 36, 171-194.

[14] General approach to fish welfare and to the concept of sentience in fish, EFSA, 2009.

[15] Salmon lice treatments and salmon mortality in Norwegian aquaculture: a review, Orverton et al. 2018. Reviews in Aquaculture, 11(4), 967-1463.

[16] Rapport sur la santé des poissons 2023, Institut vétérinaire Norvégien, Sommerset et al., 2024.

[17] A Global Assessment of Salmon Aquaculture Impacts on Wild Salmonids, Ford et Myers, 2008. PLoS Biology, 6(2), 0411-0417.

[18] Salmo salar. The IUCN Red List of Threatened Species 2023, Darwall, 2023.

[19] Declining Wild Salmon Populations in Relation to Parasites from Farm Salmon, Krkošek et al. 2007. Science, 318, 1772.

[20] Genetic and ecological effects of salmon farming on wild salmon: modelling from experimental results, Indar et al., 2006. ICES Journal of Marine Science, 63, 1234-1247.

[21] Le marché européen du poisson, Édition 2023. EUMOFA, 2023.

[22] La pêche minotière se pratique avec des filets à petites mailles qui capturent de grandes quantités de poissons, principalement de petits pélagiques ; elle n’est pas sélective. Précision du Journal officiel du 19/08/2015.


Tiphaine Duvernois
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Chargée de mission scientifique pour l’OABA

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