Culture contemporaineActualitésMémoires d’une poule de luxe

Julie Wasselin22 mars 202310 min

Avoir des poules ?

Vous avez de la place et vos plates-bandes ne craignent rien ? Pourquoi pas ?

Parce que c’est sympa, tout bêtement et si peu contraignant. Mais il ne faut pas oublier que les poules sont des êtres vivants doués de sensibilité.

Parce qu’elles ne craignent ni les chevaux, ni les chiens, ni les chats.

Parce que c’est intéressant de les regarder vivre, plus intelligent et sociable qu’on ne le croit.

Par ailleurs, si vous aimez les bons œufs, vous en aurez tant que votre voisinage en profitera ! Enfin, si vous êtes fans de mousse au chocolat, vos blancs d’œuf monteront en neige, le temps de le dire, ce qui n’est pas toujours le cas avec ceux du commerce.

Ce récit m’est sorti du cœur après avoir longtemps vécu avec elles… longtemps, oui, parce que, voyez-vous, personnellement, je ne les mange pas.

Les canards ? Ils m’ont fait tourner en bourrique…

Sans doute n’ai-je pas su faire, ou aurait-il fallu une autre race… je ne sais pas.

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– J’ai brisé ma coquille quelque part dans une basse-cour de Bourgogne et, sans me vanter, après avoir été une jolie poulette, j’ai rapidement acquis belle allure avec mon décolleté parsemé d’or sur une robe d’un noir frémissant de reflets bleutés.

Elle ne s’était pas trompée quand Elle était venue acheter trois poules au marché de Louhans, car c’est moi qu’Elle avait choisie en premier ! Puis Elle avait pris deux rousses… mais c’est beaucoup moins joli.

Elle nous enferma une semaine dans un box grand genre, avec pierres apparentes et poutres au plafond, situé au bas d’un colombier désaffecté squatté par des effraies et quelques rats fruitiers qui ne nous ont pas dérangées.

Au bout de huit jours, Elle décida que nous étions acclimatées et que nous saurions réintégrer nos pénates chaque soir sans difficulté, appâtées par un grain de qualité et l’eau fraîche du puits.   

Elle ouvrit la porte.

J’avais profité de cette période de confinement pour expliquer à mes compagnes que j’étais la plus belle et qu’il allait falloir filer doux si l’on ne voulait pas m’indisposer. J’entamai donc cette première journée par un exploit digne d’un pilote de la patrouille de France, en jaillissant du poulailler à l’horizontale, pendant que les roussettes mettaient le bec dehors avec circonspection, puis me dirigeai vers le pré des chevaux, sachant d’instinct que pour avoir de bons œufs, il faut les nourrir de vers de terre et d’un peu de crottin frais.    

N’espérant que nos œufs, Elle n’avait pas voulu d’un coq susceptible de crier victoire aux aurores et de fâcher, peut-être, le voisinage.

Assurée de ne pas me faire disputer le commandement des troupes par un trublion du sexe opposé, je vécus ainsi deux belles années sans incident à signaler, hormis le fait que l’une des roussettes, en veine de maternité, nous fit plusieurs grossesses nerveuses, couvant obstinément ses œufs, les nôtres, et même les œufs en bois censés nous enseigner que c’était là, et pas ailleurs, qu’il nous fallait aller…

Nous eûmes à cette occasion l’opportunité de constater que notre propriétaire avait de drôles d’idées. Quelqu’un lui ayant assuré qu’il fallait tremper le cul de cette roussette dans une eau très froide pour lui ôter l’envie de couver, Elle la tint une heure durant dans une bassine emplie de glaçons, en vertu de quoi, Elle eut les mains gelées, et la roussette s’en retourna couver.

Elle nous regardait vivre avec ravissement, nous racontant qu’Elle ne nous mangerait jamais, nous cajolant parfois sur nos perchoirs, quitte à nous empêcher de dormir, béate de nous entendre glousser, nous trouvant belles, intelligentes, mais si — notre réputation de bêtise est usurpée… —, quand, soudain, Elle se dit que, tout de même, ce serait bien agréable d’avoir aussi une cane !

Les œufs de cane sont inégalables en pâtisserie.

Puis, un canard qui s’éveille, qui bâille et qui fait sa toilette est un spectacle en soi dont nous ne pouvions assurément plus nous priver. Enfin, c’est ce qu’Elle supposa.

À quelque temps de là, Elle se rendit chez son dentiste.

Sachant que la secrétaire avait un mari fermier, Elle lui demanda si, par hasard, on n’élevait pas des canards dans les environs. Bien lui en prit, puisque, justement, ce mari avait dans sa cour un bataillon de canards de Barbarie.

Après avoir consulté, Elle se rendit à la ferme. Il pleuvait. Je vous laisse imaginer l’état d’une cour en terre battue, patrouillée par une centaine de canards sous la pluie.

On voulut bien lui vendre une cane. On lui proposa même de la choisir. Comme vous l’avez remarqué, en ce qui me concerne, Elle avait eu bon goût, quoique pour les roussettes… Elle désigna donc une cane blanche aux yeux bleus, eh oui, ça existe, et la chasse commença.

Affolés, les canards commencèrent à gesticuler en tous sens, tandis que le fermier et son garçon pataugeaient dans le cloaque à la poursuite de l’élue. Après plusieurs plongeons dans la fange, la cane fut prise et enfournée dans un sac à grains, après qu’on lui ait coupé les grandes rémiges et lié les pattes avec de la ficelle à botteler.

Sur la banquette arrière de son véhicule, la cane faisait vilain. Je suis persuadée qu’Elle conduisit trop vite, anxieuse d’arriver à la maison avant que la cane lui fasse un malaise. Enfin, comme le raconte une histoire célèbre, à l’arrivée, le canard était toujours vivant.

Nous fûmes donc enfermées, ainsi qu’à nos débuts, les roussettes et moi-même avec cette cane, toute une semaine encore, afin que nous fassions connaissance, et que la belle s’habitue au logis. Nous avons fait front et royalement ignoré la nouvelle venue.

L’indifférence… rien d’autre, ce qui ne l’empêcha pas de s’installer au creux du nid douillet où nous pondons nos œufs.

 Quel culot !

Au bout de huit jours, Elle nous rendit la liberté et la cane nous suivit.

Vous avez déjà vu marcher une cane ?

Fi que c’est laid !

Surtout que cette dinde eut tôt fait de se faire écrabouiller une patte par l’un des chevaux, et qu’elle resta définitivement de traviole, après ça, une horreur ! Et en plus, ça vous fait de ces œufs… énormes, quelle prétention !

Au pré, nous faisions bande à part, et j’ai apprécié la solidarité dont ont fait preuve les roussettes. Pas si mal que ça, les filles, au bout du compte. Remarquez bien que nous n’avions pas à nous plaindre. Cette balourde nous suivait comme elle le pouvait, mais de loin, discrètement, et revenait au poulailler le soir sans se faire prier.

Elle ? On voyait bien qu’Elle était contrariée d’avoir arraché cette cane à sa famille et de la voir ainsi boudée, seule au monde, désemparée.

Elle téléphona donc au cabinet dentaire et raconta ses soucis à la secrétaire :

– Bonjour madame, je vous téléphone au sujet de la cane. Elle s’ennuie parce que les poules la tiennent à l’écart…

– Vous devez faire erreur, Madame !

– Mais si, la cane que j’ai achetée chez votre mari…

– Excusez-moi, Madame, mais là, vous êtes dans un cabinet dentaire.     

– Je sais bien… je vous appelle juste pour savoir si je pourrais vous en acheter une deuxième ?

 Je vous rassure, on ne lui a pas passé la camisole de force… juste expliqué qu’il y avait deux secrétaires et qu’elle n’était pas tombée sur la même.

Nous vécûmes alors un remake de la situation antérieure : fermier vautré dans les fientes des Barbaries, cane, noire et blanche, cette fois, c’est assez joli, capturée non sans peine, ailes raccourcies, et retour ventre à terre au poulailler, puis claquemurées de nouveau une huitaine avec la nouvelle, une recrue qui nous fit nous passer un sale moment. Madame avait fort mauvais caractère, le coup de bec brutal et une tendance à vouloir commander qui ne me plut pas, mais alors pas du tout !

 Un petit chef. L’horreur, quoi !

 Elle ? Ma foi, Elle regardait ça de l’autre côté du grillage avec un sourire amusé.

 – Attends, ma cocotte, tu vas voir… tu ne vas pas rire longtemps !

Le grand matin, enfin, arriva : Elle nous lâcha.

La cane Number one nous suivit au pré, tandis qu’avec une superbe insolence, la Number two contourna la maison, traversa la route et attaqua la colline sans faiblir et sans se retourner.

Consternée, Elle lui courut après.

Vous avez déjà essayé d’attraper un canard ?

Ah, nous avons bien ri ! Nous avons même espéré qu’Elle ne la récupérerait pas, bon vent, bon débarras, mais non… faute de l’attraper, Elle réussit à diriger l’infâme et à la ramener vers nous… puis il lui fallut bien qu’Elle s’en aille travailler.

Au soir, son vieux voisin vint lui dire :

– Dites donc, vôt canard… ça fait deux fois que j’cavale après aujourd’hui ! V’nez don l’chercher… l’est dans le potager sous une caisse… va falloir lui causer du pays !

Je vous fais grâce des jours suivants, car le comique de répétition ne dure qu’un temps.

Cependant, nous avions établi un modus vivendi. Nous n’étions pas si mal ici, on ne nous passait pas à la broche, non plus que les canes n’étaient gavées, ni transformées en confits ou autres foies gras.

Puis ce qui devait arriver arriva.

Comme s’emparer de Number two était tout à fait impossible, peu à peu, ses ailes, faute d’être taillées, reprirent leur envergure, et Number two, du fond de ses entrailles, apprit qu’elle pouvait, qu’elle savait voler, que son grand corps pataud pouvait défier la pesanteur et s’en aller au gré des vents, immense et soudainement beau, vers cette rivière que son instinct savait exister de l’autre côté des vignes, de l’autre côté des prés, vers le soleil couchant, de l’autre côté des mélèzes, là-bas.

Elle s’en alla.

Elle ne nous aimait pas.

Cruelle, elle quitta Number one, coupable d’avoir courbé le dos.

Le soir venu, nous regagnâmes le poulailler protecteur avec un peu de vague à l’âme, mais sans plus.

Number one, elle, ne put se résoudre à rentrer.

Elle attendait Number two.

Pendant près de deux heures, notre femelle d’humain tenta de l’obliger à nous rejoindre, mais sans succès.

La blanche cane aurait voulu, elle aussi s’envoler, mais, trop sociable, elle y avait laissé ses plumes, condamnée à se dandiner, terrassée, attachée au sol, seule… abandonnée.

Au petit jour, inquiète, Elle vint au pré et ne trouva qu’un petit tas de duvet blanc et quelques gouttes de sang. Le renard qui attend son heure patiemment sait qu’il n’attend jamais en vain, mais moi, je crois que Number one est morte de chagrin.

Elle ?

Je l’ai vue pleurer.

Quand, âgée de quatorze ans, exténuée, je suis tombée dans un coin, elle a pleuré encore.

Ils ne sont pas vraiment mauvais ces humains, ils font n’importe quoi. Mais enfin ça n’engage que moi.

Extrait de mon livre « Sous le regard des chevaux » publié en 2012 à L’Harmattan.

Photo : @JulieWAsselin

Julie Wasselin
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Ex-juge élite attelage FFE, auteur d'ouvrages sur les chevaux, la voile et l'industrie du médicament

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