Numéro 18Culture contemporaineLaissons la possibilité aux générations futures de mettre fin aux catastrophes morales

Frédéric Mesguich15 janvier 202511 min

Notre société pourrait être coupable de méfaits graves et à grande échelle sans que la plupart de ses membres en aient réellement conscience. C’est là une conviction profonde des personnes qui considèrent que l’exploitation animale devrait être abolie. Mais une telle catastrophe morale, se déroulant sous nos yeux mais à l’insu du plus grand nombre, ne serait pas un cas isolé. Cet article adapte un texte publié en 2015 par Evan G. Williams[1] pour affirmer la probabilité que nous soyons collectivement responsables de catastrophes morales, puis propose des pistes pour y mettre fin. Le premier argument présenté est inductif : la plupart des autres sociétés, dans l’histoire et dans le monde d’aujourd’hui, ont été coupables à leur insu d’actes répréhensibles graves, donc la nôtre l’est probablement aussi. Le second argument est cumulatif : il existe un grand nombre de manières dont nos pratiques pourraient s’avérer terriblement néfastes. Nous pouvons imaginer qu’il est peu probable que chacune de ces pratiques, individuellement, puisse représenter une catastrophe morale. Pourtant, la somme de la probabilité de ces erreurs morales devrait nous préoccuper sérieusement.

Evan G. Williams propose alors une démarche à suivre. Au lieu de considérer le progrès intellectuel comme un luxe, nous devrions en faire une priorité urgente : il nous permettrait d’identifier et corriger nos erreurs morales aussi vite que possible. Il nous faudrait aussi considérer comme importants l’économie des ressources et l’entretien de notre capacité d’adaptation, afin d’être prêts pour les changements sociopolitiques qui pourraient survenir.

Pensez aux pires catastrophes dont l’humanité est responsable, comme par exemple la Shoah ou l’esclavage institutionnalisé. Elles ont évidemment été atroces pour leurs victimes, qui ont perdu leurs libertés, leur vie, ou ont dû faire d’horribles compromis pour survivre. Ces entreprises ont aussi été des catastrophes pour ceux qui les ont commises : elles ont souillé les mains de millions de personnes, ont laissé un héritage de peines et de remords et sont vues par les générations suivantes comme une grande source de honte. On peut dire de ces sociétés qui ont laissé se perpétrer ces horreurs, qu’elles étaient en état de catastrophe morale. Cet état est nécessairement identifié par trois conditions :

  1. que les torts faits à chaque victime soient particulièrement sévères (ex : mort ou privation importante de liberté) ;
  2. que les torts soient commis à grande échelle ;
  3. qu’une large partie de la société soit responsable (ex : la responsabilité de l’Holocauste repose aussi sur les Allemands ayant soutenu les nazis pour des raisons économiques ou nationalistes, et tous ceux qui ne se sont pas opposés aux injustices aussi activement qu’ils auraient dû le faire).

Ce qui semble être une bonne action pouvait parfois être considéré comme une grande faute morale par ses contemporains. Un médecin du début du 20e siècle aidant une patiente à avorter avait en général des motivations honnêtes et sincères mais il pouvait être jugé comme un malfaiteur par les opposants à l’avortement, et condamné par la loi.

Nous pouvons aussi mal agir tout en étant en harmonie avec nos propres standards moraux et avec ceux de nos sociétés. Ceci est d’autant plus évident lorsqu’on s’intéresse aux catastrophes morales passées. Un nazi croyant sincèrement au bien-fondé de l’action du Troisième Reich n’était pas moins en train de commettre des atrocités. Ses mauvaises conceptions morales pouvaient venir aussi bien d’erreurs empiriques (la croyance en une conspiration juive mondiale ou dans l’amélioration de l’humanité sur le long terme) autant que de mauvaises valeurs (l’idée que les Juifs ou Tziganes n’avaient aucune valeur morale).

Si nous admettons que nous pouvons mal agir tout en étant dépourvus d’intention de nuire, alors nous pouvons juger qu’à la lumière de nos standards actuels, presque toutes les sociétés passées ont commis d’immenses torts moraux : guerres menées pour la justice ou selon la volonté de dieux, soldats fiers de servir l’empire et de diffuser la civilisation par le colonialisme, crimes d’honneur, violences éducatives, maintien d’inégalités sociales telles que le féodalisme ou la domination masculine motivé par l’appétit d’ordre et les traditions…

D’après les standards moraux européens actuels, je doute qu’il existe une nation qui n’ait pas mis par le passé d’horribles œillères à ce qu’elle considérait moral. Par exemple, la ségrégation raciale ou l’homophobie étaient normales jusque dans les années 1960 aux États-Unis. Si nos valeurs morales actuelles sont les bonnes, cela voudrait dire que les personnes vivant aujourd’hui sont les premières de l’humanité à considérer comme évidentes les bonnes valeurs morales. Ne serait-il pas incroyable que nos contemporains soient si spéciaux ?

Avant nous, des centaines de générations ont pensé qu’elles agissaient moralement. Il y a 2000 ans, les Romains esclavagistes, impérialistes et pratiquant la torture se félicitaient d’être civilisés en comparaison aux barbares qui pratiquaient des sacrifices humains. C’était effectivement une avancée, mais ils ne réalisaient pas qu’il y aurait encore des millénaires de progrès moraux après eux. Nous sommes dans la même position épistémique : nous connaissons les progrès moraux historiquement accomplis, mais nous ne savons pas encore lesquels de nos dénis éthiques l’avenir dévoilera. Du fait que la morale évoluait alors assez peu d’une génération sur l’autre, les Romains auraient eu plus de raisons que nous de croire vivre la période historique où les vraies valeurs morales avaient enfin émergé. Il serait naïf de notre part de penser ainsi, au vu de notre recul historique (et géographique) et des progrès éthiques fulgurants qui ont traversé les dernières générations. Nous pourrions imaginer un scénario dans lequel une génération future aurait atteint le paroxysme du progrès moral. Les dernières erreurs éthiques à corriger, que leurs parents auraient justement identifiées, auraient été subtiles. Nous ne sommes assurément pas cette génération.

Nous avons cependant un avantage certain par rapport aux Romains pour détecter les lacunes potentielles du bon sens moral commun. Des centaines d’universitaires dans le monde dédient leur carrière à la réflexion sur ce qui est juste, bon, bien ou ce qui ne l’est pas. Leurs analyses nous permettent d’émettre des hypothèses sur les catastrophes morales que nous pourrions vivre actuellement. Pour n’en citer que quelques-unes, les erreurs que nous commettons pourraient être liées à :

  • L’incertitude sur qui compte moralement, que ce soient les fœtus humains, les générations futures ou encore l’ensemble des animaux sentients ;
  • L’incertitude quant à ce qui est bon, par exemple au sujet de l’endoctrinement religieux des enfants ou à la naissance de nouveaux individus ;
  • L’incertitude quant à nos obligations, par exemple à mobiliser nos ressources pour épargner les maux auxquelles sont soumis les populations humaines les plus précaires, ou à agir pour alléger les souffrances des animaux sauvages ;
  • L’incertitude quant aux conséquences de nos actions, pouvant mener l’humanité vers un futur interstellaire où des milliards de colonies humaines vivront mieux que jamais, ou vers une extinction dans quelques centaines d’années à cause de catastrophes naturelles ou de l’Intelligence Artificielle ;
  • L’incertitude quant aux moyens mis en œuvre pour lutter contre ce qui est mauvais, soit parce que nous restreignons et dépensons des ressources plus que de besoin en surestimant des problèmes moraux, soit parce que nous n’y accordons pas assez d’importance.

Parmi la multitude façons de commettre des erreurs morales catastrophiques, la somme de toutes les éventualités que peuvent imaginer les philosophes analytiques (et celles qu’ils n’arrivent pour l’instant pas à imaginer) rend hautement probable que nous commettions une erreur dramatique pour au moins une des raisons suivantes.

La première réaction que nous pourrions avoir serait d’éviter les catastrophes morales les plus probables lorsque c’est simple et possible. Par exemple, devant le massacre de masse que constitue leur exploitation, même une infime probabilité que les animaux que nous pêchons ou abattons soient des êtres dignes de considération morale devrait suffire à ce que nous mettions de côté nos préférences alimentaires en arrêtant de manger de la viande. Cela aurait également d’importantes conséquences positives sur l’économie de ressources, le climat, la biodiversité, l’antibiorésistance ou encore la probabilité d’apparition de nouvelles maladies infectieuses.

Une autre mesure possible consisterait à reporter le développement d’activités pouvant amener à des catastrophes morales, par principe de précaution. Par exemple, il serait plus simple de légiférer sur l’élevage d’insectes pour l’interdire dès maintenant, plutôt que d’attendre que des milliers d’emplois et des filières économiques complexes n’en dépendent. Nous pourrions nous dire qu’il vaudrait mieux laisser les humains de la fin du 21e siècle décider de la moralité ou même de la pertinence écologique du développement de ce type d’élevage : ils auront de meilleures connaissances en éthologie et en écologie. Cependant, toutes les activités potentiellement catastrophiques ne peuvent être reportées à plus tard. D’abord, même si nous parvenons à savoir que certaines technologies (comme l’IA ou le nucléaire) présentent des risques, organiser une gouvernance internationale permettant d’éviter certains développements technologiques lucratifs ou apportant des avantages stratégiques est une gageure. Mais il est également possible que d’autres activités paraissant bien plus anodines présentent des risques importants et soient totalement ignorées. L’histoire nous a montré notre difficulté à évaluer et à prévenir les risques éthiques. Ensuite, dans certains cas, les catastrophes morales sont pareillement possibles quel que soit le choix adopté (par exemple nous pourrions aussi avoir la responsabilité morale de faire naître un grand nombre d’insectes ayant une vie bonne, si nous en avons la possibilité, et ce pourrait alors être une catastrophe morale que ne pas le faire). Enfin, une trop grande précaution résultant en inaction pourrait s’avérer contre-productive, voire préjudiciable. Elle pourrait pénaliser l’économie et le progrès technologique, qui eux, pourraient permettre à la société de réagir face à une catastrophe morale.

Détecter et mettre fin aux catastrophes morales demande donc aussi d’encourager la recherche en philosophie morale et en sciences appliquées[2], et de faciliter les changements politiques découlant des nouveaux savoirs. Il faudrait pour cela, si l’on reprend l’exemple de l’exploitation animale, faire émerger un consensus universitaire signalant l’existence d’une catastrophe morale en cours. Mais comme nous le constatons à propos de l’élevage intensif et encore plus nettement à propos du réchauffement climatique, l’expertise académique fait bien peu pour changer le cours d’une société. Il faudrait aussi et surtout veiller à ce que la société, ou du moins les personnes au pouvoir, ait suffisamment confiance en l’expertise universitaire[3], et soit moins influencée par les classes possédantes[4], pour prendre en compte ces informations. Cela ne serait réalisable que si la population était déjà bien plus sensibilisée à l’altruisme envers les animaux qu’elle ne l’est actuellement. Une transition culturelle est nécessaire, et elle peut mettre des décennies, voire des siècles à se réaliser.

Le fait qu’une large majorité de la population soit opposée à une pratique ne permet pas forcément d’y mettre un terme, comme nous pouvons le constater en France avec l’élevage en cage ou encore la corrida. Il faudrait préparer le terrain politique en diminuant l’emprise d’intérêts économiques privés[5], en facilitant l’adoption de réformes sociétales et économiques, et en affaiblissant l’influence conservatrice dans ces domaines[6]. Enfin, il faudrait faciliter le changement de pratique par des avancées technologiques consistant par exemple à développer de nouveaux aliments, de nouveaux matériaux ou encore de nouveaux tests pour s’assurer de l’innocuité de médicaments.

Le bien-fondé des positions animalistes est un sujet de débat : le véganisme fait face à de nombreuses critiques, au sein de la société comme au cœur du mouvement lui-même, par exemple sur la façon de prendre en compte les souffrances des animaux sauvages. Plutôt que d’essayer d’apporter maintenant une réponse à ces questionnements, nous pourrions simplement constater le progrès moral humain depuis des siècles et faire confiance aux générations futures pour trancher ces débats mieux que nous ne le ferions aujourd’hui. Ainsi, si nous ne pouvons pas affirmer avec certitude s’il est légitime de continuer à manger des animaux comme nous l’avons fait depuis des millions d’années, les enjeux nous conduisent au moins à préparer le terrain pour que l’abolition devienne possible.

facebook.com/frederic.mesguich.7

questionsdecomposent.wordpress.com/

blogotheque-animaliste.fr/


[1] The Possibility of an Ongoing Moral Catastrophe, Evan G. Williams (2015) Ethical Theory and Moral Practice 18 (5):971-982

1. L’article a été résumé sur un forum d’altruisme efficace (en anglais)

[2] Par exemple, pour savoir si tuer des dizaines de milliards d’insectes chaque année par nos trajets motorisés est légitime, nous devons préciser ce que serait la vie subjective des insectes, s’ils sont des patients moraux, si nous avons un devoir à éviter leurs morts accidentelles, si ce devoir pèse davantage que nos envies de déplacements motorisés ou encore ce que nous pourrions faire pour éviter leurs morts accidentelles lors de nos déplacements.

[3] Donner davantage confiance en l’expertise universitaire passe entre autres par le renforcement de la vulgarisation scientifique (par les universitaires, les institutions scientifiques et les associations), par l’éducation aux médias et à l’esprit critique auprès de la population, ainsi que par l’exemplarité de la parole et de l’action politique.

[4] Les riches exercent une influence disproportionnée sur la société à travers leur contrôle des entreprises, le financement de campagnes politiques et/ou de lobbies, l’investissement dans des associations ou médias promouvant leurs valeurs ou leurs intérêts et enfin leurs cercles sociaux. Cette influence contribue à façonner les politiques publiques et les dynamiques sociales, mais elle est contrebalancée, dans une certaine mesure, par les mouvements sociaux et l’engagement des citoyens.

[5] Des associations comme Transparencu International et Anticor sont spécialisées dans la lutte contre la corruption du pouvoir politique par les intérêts économiques. L’indépendance des médias est aussi un enjeu important pour limiter l’influence des actionnaires et des entreprises achetant de l’espace publicitaire.

[6] Faire progresser le progressisme passe entre autres par l’engagement politique et social, l’enseignement de l’histoire des mouvements sociaux et des progrès des droits humains, la diffusion culturelle et médiatique des discours favorables aux évolutions sociales.

Photo : ©Ralphs Fotos


Frédéric Mesguich
Site Web |  Autres articles

Co-fondateur de la Blogothèque Animaliste
Auteur du blog militant Les Questions Décomposent.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.