La relation très particulière de l’être humain avec le loup est d’une ancienneté qui se perd dans la nuit des temps, très longtemps avant les débuts de l’histoire que l’on fait commencer il y a un peu plus de 5 000 ans ! En effet, les traces les plus anciennes, en Europe occidentale et en Asie centrale, ont plus de 30 000 ans ! C’est là qu’ont eu lieu les premières domestications connues du loup, lesquelles ont engendré le chien. Si bien des questions demeurent sur ce sujet, une chose est sûre : la domestication du loup est non seulement la toute première, mais elle a eu lieu des milliers d’années avant toutes les autres domestications ! C’est donc une histoire à part dans les relations de l’humanité avec un animal. Pour la première fois, des êtres humains ont intégré dans leur intimité, dans leurs groupes de vie, des êtres vivants d’une espèce complètement différente de la nôtre. Bien plus qu’un animal domestique, le chien est devenu un auxiliaire précieux et très souvent le membre d’une famille humaine. On n’imagine pas à quel point cette nouveauté absolue fut une révolution pour l’être humain et un tournant dans son histoire.
Pour certains chercheurs, c’est la très grande ressemblance de la meute avec les petits groupes humains de la préhistoire qui a permis ce lien exceptionnel. Comme l’être humain, le loup est un animal social qui grandit, vit, élève ses enfants, joue et chasse en collectivité. Envers celle-ci, chaque loup exprime sa solidarité, son dévouement sans limites et sa tendresse, mais il lui arrive aussi de la quitter pour fonder une nouvelle famille. Toutes ces similitudes n’ont pas échappé à nos lointains prédécesseurs. Ils ont aussi bien compris que le loup possède des qualités qu’il n’a pas : son odorat, son ouïe, son endurance, sa bonne vision nocturne. Tout cela fait de lui un gardien attentif et prompt à percevoir le danger qui s’approche et un auxiliaire incomparable pour la chasse. Ainsi, certains chercheurs (c’est le cas de Pat Shipman et de Pierre Jouventin) estiment qu’une « alliance » s’est nouée et qu’elle a offert à l’Homo sapiens un avantage décisif dont n’a pas su profiter l’homme de Néandertal.
Mais si le chien est le loup transformé par l’homme et devenu le « meilleur ami de l’homme », le loup qui n’est pas entré dans « le pacte des villes » comme l’a écrit en poète Alfred de Vigny, dans « La mort du loup », fut considéré dans certaines sociétés comme l’ennemi no1, tandis que d’autres lui ont voué une vive admiration et un grand respect. Son image dans différentes traditions nous montre bien cette ambivalence. Il est assez souvent associé à la mort (comme dans les traditions germano-scandinave, étrusque et grec), mais aussi au commencement (de la légende de Romulus et Rémus aux traditions turco-mongoles), également à de grandes initiations aux mondes visible et invisible dans certaines tribus amérindiennes d’Amérique du Nord. Il fut aussi un modèle pour les chasseurs et les guerriers, de nombreuses confréries se sont réclamées de lui comme les ulfhednars dans le monde scandinave, mais aussi dans des populations turco-mongoles ou encore d’Amérique du Nord. De grands récits littéraires en témoignent comme l’Iliade d’Homère au chant X qui évoque le guerrier-homme-loup Dolon.
De manière générale, on peut observer que les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades ou semi-nomades ont tendance à vénérer le loup qui, finalement, vit comme eux. À l’inverse, pour les sociétés sédentaires, dans lesquelles l’élevage et l’agriculture sont essentiels, le loup est le ravisseur insatiable par excellence. C’est le cas en Europe dans l’Antiquité où il devient la figure de l’ennemi, aussi bien de la cité, un héritage de la philosophie grecque, que des croyants, un legs de l’Ancien et du Nouveau Testament. Cette vision se durcit notablement à la fin du Moyen-Âge.
L’image du loup porte et révèle également, depuis toujours, d’autres enjeux cruciaux. Celui de notre rapport à la nature, mais aussi à l’animal et plus particulièrement à l’animal sauvage, notamment parce qu’il fut le tout premier à être domestiqué. D’autres questions existentielles l’accompagnent : celle de la servitude et de la liberté, entre autres dans la relation du collectif et de la personne. Cette thématique transparaît dans la littérature, que l’on songe à la fable Le loup et au chien de Jean de La Fontaine (1668), à La mort du loup d’Alfred de Vigny (1843) ou aux romans de Jack London au début du XXe siècle, ou encore au Loup des steppes d’Herman Hesse (1927).
Aujourd’hui, on connaît beaucoup mieux le loup par des études scientifiques (les premières datent de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis) et un très grand nombre d’observations. Elles ont permis de dissiper bien des craintes et ont montré son rôle capital et positif dans différents écosystèmes. Son retour dans les régions où il avait été exterminé nous pose à nouveau les mêmes grandes questions, par-delà les nouvelles modalités d’organisation nécessaires pour les éleveurs. Que répondrons-nous ? Qui serons-nous face à lui et à ce qu’il représente ? Cette très longue histoire continue de s’écrire…
« Le loup et son mystère. Histoire d’une fascination » (éditions Le Courrier du livre, 2020)
Christophe Levalois
Professeur d’histoire-géographie en lycée et auteur