Si vous cherchez sur Internet “crevette”, “homard”, “krill”, ou encore “crabe”, vos premières trouvailles ne seront pas de mignons crustacés. Vous tomberez sur des animaux cuisinés dans un plat ; ils sont tellement victimes de notre exploitation qu’ils ne sont plus considérés que comme de la nourriture. A ce jour, les crustacés sont les animaux d’élevage les plus tués pour la consommation, et de loin, puisqu’ils sont près de 440 trillions chaque année[1] : un nombre impossible à se représenter. 440.000.000.000.000, c’est 2,2 fois plus que le nombre de poissons d’élevage tués pour la consommation humaine, et près de 1500 fois le nombre d’étoiles dans notre galaxie !
Au-delà de ces quantités astronomiques, il faut considérer la façon dont ils sont tués. En effet, ces animaux sont généralement ébouillantés ou découpés alors même qu’ils sont encore vivants.
Mais est-ce vraiment problématique ? S’ils ne ressentent rien, à la manière d’un caillou ou d’une table, alors rien de tout cela ne pose problème. Or, nous sommes intéressés de savoir s’ils sont sentients – donc capables d’avoir des expériences positives ou négatives et des émotions – car dans ce cas, ils seraient capables de souffrir, ce que nous devrions éviter.
Preuves biologiques de la sentience chez les crustacés
Or, les dernières avancées scientifiques semblent indiquer que les crustacés sont sentients, c’est-à-dire qu’ils sont capables d’être affectés positivement ou négativement par ce qui leur arrive. En effet, ils sont dotés de nocicepteurs[2] (récepteurs de la douleur sous la peau), des aires du système nerveux qui gèrent la douleur physique et psychologique, leur la fréquence cardiaque[3] et certaines molécules dans le sang (glucose, lactate[4], hormone hyperglycémique du crustacé[5]) augmentent en cas de stress. Mais aussi et surtout, les crustacés montrent des comportements complexes– qui ne sont donc pas de simples réflexes – en réponse aux stimuli douloureux.
Ainsi, des éthologues[6] ont par exemple observé que les bernards-l’hermites changent de coquille lorsqu’ils sont soumis à des chocs électriques. Ce changement de coquille est coûteux en énergie. Cela semble montrer qu’ils ressentent bel et bien la douleur et veulent l’éviter. A l’inverse, les bernards-l’hermites peuvent se retenir de sortir de leur coquille électrifiée quand ils sentent l’odeur d’un prédateur. Ainsi, au-delà de la capacité à ressentir la douleur, ils semblent aptes à réfléchir à des compromis et d’affronter la douleur pour éviter la mort.
Considérations morales des crustacés
Pour revenir à la question de départ, est-ce problématique d’ébouillanter ou couper en deux les crustacés vivants s’ils sont sentients ? Cela revient à demander : la sentience importe-t-elle moralement ? Pour de nombreux philosophes moraux, le sentientisme est une théorie importante. Même si le terme de sentience est plus récent (employé en 1899 par J. Howard Moore), l’idée de son importance morale est premièrement apparue en 1789, quand Jeremy Bentham a avancé que pour considérer les animaux moralement, « la question n’est pas, Peuvent-ils raisonner? ni Peuvent-ils parler? mais, Peuvent-ils souffrir? »[7].
La théorie sentientiste affirme que la sentience est une condition nécessaire et suffisante pour être considéré moralement.[8] Plus précisément, ce sont les intérêts – par exemple ceux de ne pas souffrir ou mourir – des individus sentients qui sont considérés comme moralement importants. Donc, si on a la possibilité d’éviter la souffrance ou la mort d’un être sentient, on a l’obligation morale de le faire puisqu’il a un intérêt à ne pas souffrir ou mourir.
Nous pouvons ajouter à cela la théorie de la mauvaiseté de la mort[9]. En résumé, cette théorie affirme que tuer un individu l’empêchera de vivre une vie future qui est potentiellement heureuse.
Deux conclusions s’offrent donc à nous. La première est que, tant qu’un crustacé est vivant, pour ne pas nuire à ses intérêts, il ne faut pas le faire souffrir, ou le moins possible ; ce qui signifie donc que l’élevage intensif ou la pêche, sources a minima de stress, sont moralement condamnables. La deuxième est qu’un crustacé, possédant d’une part un intérêt à ne pas mourir, et d’autre part une potentielle vie future heureuse, il est immoral de le tuer.
Cet article est un résumé de mon mémoire au sujet de la sentience des crustacés, réalisé sous la direction de Lynne Sneddon et Sarah Zanaz.
[1] D.R. Waldhorn, E. Autric. 2023. Shrimp: The animals most commonly used and killed for food production. doi:10.31219/osf.io/b8n3t.
[2] I.V. Dyuizen, E.P. Kotsyuba, N.E. Lamash. 2012. Changes in the nitric oxide system in the shore crab Hemigrapsus sanguineus (Crustacea, decapoda) CNS induced by a nociceptive stimulus. Journal of Experimental Biology 215(15):2668–2676. doi:10.1242/jeb.066845.
[3] T. Yazawa, T. Katsuyama. 2001. Spontaneous and repetitive cardiac slowdown in the freely moving spiny lobster, Panulirus japonicus. Journal of Comparative Physiology 187:817–824. doi:10.1007/s00359-001-0252-z.
[4] A. Powell, D.M. Cowing, S.P. Eriksson, M.L. Johnson. 2017. Stress response according to transport protocol in Norway lobster, Nephrops norvegicus. Crustacean Research 46: 17–24. doi:10.18353/crustacea.46.0_17.
[5] E.S. Chang, S.A. Chang, R.Keller, P. Sreenivasula Reddy, M.J. Snyder, J.L. Speed. 1999. Quantification of Stress in Lobsters: Crustacean Hyperglycemic Hormone, Stress Proteins, and Gene Expression, American Zoologist 39(3):487–495. doi:10.1093/icb/39.3.487.
[6] R.W. Elwood, S. Barr, L. Patterson. 2009. Pain and stress in crustaceans?. Applied Animal Behaviour Science 118 (3): 128–136. doi:10.1016/j.applanim.2009.02.018.
[7] Jeremy Bentham. 1789. Chapter XVII, Boundary around Penal Jurisprudence. In An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1st edition). (Last edition 1823). Clarendon Press p.144. https://www.earlymoderntexts.com/assets/pdfs/bentham1780.pdf
[8] Peter Singer. 1975. Animal Liberation. 1st ed. Revised edition : 2009. HarperCollins.
[9] Jeff McMahan. 1988. Death and the Value of Life. In Ethics. The University of Chicago Press 99(1):32-61. https://philosophy.rutgers.edu/joomlatools-files/docman-files/Death&the_Value_of_Life.pdf
Amandine Castex
Diplômée du Master en éthique animale à l'Université de Strasbourg