Numéro 16EthologieLe pire des maux, éthique et ontologie du spécisme de François Jaquet. Une recension

Sarah Zanaz15 juillet 20244 min

Le pire des maux – éthique et ontologie du spécisme est paru aux éditions Eliott en mars 2024, et comme son nom l’indique, il traite du spécisme, que François Jaquet décrit comme étant le pire des maux. Parce que des maux, il y en a plein : les guerres qui sans cesse font exploser des bombes et des vies aux quatre coins du globe, le racisme, le sexisme, l’homophobie, la famine, la maladie, et tant d’autres maux qui, tous, rongent les corps et les cœurs. Leur point commun ? La souffrance qu’ils génèrent.

Et la souffrance, les animaux ne la connaissent que trop bien. Vous serez peut-être tentés de vous exclamer : « mais non, enfin… les animaux ressentent peut-être la douleur, certes, mais ils ne souffrent pas ! Seuls les humains peuvent souffrir ! » Ravisez-vous. D’abord, point de « peut-être » qui ne tienne ; nous le savons bien aujourd’hui, les animaux vertébrés -ainsi que certains invertébrés- sont parfaitement capables de ressentir la douleur grâce, entre autres, à un système nerveux centralisé. Mais ces animaux sont aussi et surtout sentients, ce qui veut dire qu’ils sont capables de ressentir des sensations et des émotions agréables ou désagréables. Cette capacité est, elle aussi, largement documentée scientifiquement.

Et pourtant, pour citer l’auteur du livre, « 80 milliards d’animaux terrestres et des milliers de milliards d’animaux aquatiques sont tués chaque année pour que nous puissions manger leur corps » (p. 194) et, au nom de la recherche scientifique, « les chercheurs effectuent sur toutes sortes d’animaux des expériences plus ou moins douloureuses, qui vont le plus souvent jusqu’à entraîner leur mort » (p. 195). Dans ces deux cas de figure, et bien d’autres encore, c’est le spécisme qui s’illustre. Car le spécisme, pour le dire trop rapidement et trop simplement, qualifie le fait de systématiquement mieux traiter les humains que les autres animaux.

Le concept de spécisme est, depuis quelques décennies, utilisé par les universitaires et les militants de la cause animale. François Jaquet en propose ici une nouvelle définition, aussi claire que rigoureuse ; mais je ne vous la livrerai pas si facilement ! En lisant Le pire des maux, vous découvrirez non seulement sa définition du spécisme mais également d’excellents arguments, des démonstrations logiques implacables, des expériences de pensée captivantes, une méthode analytique peu explorée en France et des personnages hauts en couleurs tels que Simon le saumon et Mireille l’abeille. Vous en saurez davantage sur le spécisme : ce qu’il est, s’il existe (Partie I. Ontologie du spécisme), et s’il est moralement acceptable (Partie II. Éthique du spécisme). Spoiler : le spécisme n’est pas moralement acceptable. Et ce n’est pas là un simple problème d’opinion, car, comme François Jaquet l’écrit très bien : « il existe des faits moraux objectifs et le travail des philosophes consiste à les mettre en lumière » (p.15), et c’est ce qu’il fait très bien dans son livre.

Comme tout bon livre de philosophie, Le pire des maux fait réfléchir et fait naître quelques questions. Je me suis demandé, par exemple, à quel point il était nécessaire de dresser une hiérarchie du mal. A-t-on vraiment besoin de cela pour comprendre que notre traitement des animaux est immoral ? Tous ces maux qui rendent le monde moins bon sont-ils bien comparables sur une même échelle de grandeur ? La comparaison avec le racisme, conceptualisé à travers les pages du livre comme étant un comportement intrinsèquement individuel (et non comme un phénomène systémique), n’est-elle pas politiquement et stratégiquement risquée ? Ces questions, et bien d’autres encore, doivent émerger afin de générer des débats nécessaires, non seulement dans le monde antispéciste francophone, mais aussi dans la société dans son ensemble.

« L’espérance est le pire des maux », écrivait Nietzsche, « parce qu’elle prolonge les tortures des hommes ». Eh bien, ici et ailleurs aussi, François Jaquet est plus convaincant que le philosophe allemand ; le spécisme est, sans nul doute, un mal bien pire que l’espérance : il prolonge la torture des animaux sentients, dans une proportion et une cruauté que nous condamnerions, immédiatement et sans l’ombre d’une hésitation, s’il s’agissait d’êtres humains.

Pour finir, quelques mots sur l’auteur. François Jaquet est philosophe et enseignant-chercheur à l’Université de Strasbourg et il est le directeur adjoint du Master Éthique. En plus d’être brillant, il connaît et comprend l’éthique mieux que personne. Mais ce n’est pas sa seule vertu ; il est drôle, il écrit bien, il est clair, précis et minutieux et c’est un excellent pédagogue. Autant de qualités qui nourrissent abondamment les pages du Pire des maux et en font le meilleur des livres, du moins, le meilleur des livres en français au sujet du spécisme (car tout le monde sait bien que c’est Guillaume Musso qui écrit les meilleurs livres !).

C’est un ouvrage qui ravira vos esprits curieux ; que vous soyez néophyte ou déjà antispéciste, vous apprendrez forcément plein de choses et remettrez en question plein d’autres !


Sarah Zanaz
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Doctorante en philosophie contemporaine
Université de Strasbourg
Universidad Autónoma de Puebla, México

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