– Dès les premiers jours du printemps, les violettes, les coucous, l’épine blanche, la floraison neigeuse des acacias et la folle avoine se succèdent le long de la voie verte, puis l’automne épand ses ocres sur les vignes qui s’étendent au pied des collines et la voie s’engourdit pour cinq ou six mois ; ne s’y aventurent plus alors que les amateurs de la bise et de sa commère la pluie, il y en a.
C’est là que des bambins chancelants tentent leurs premiers pas, narguant les promeneurs de leurs vélos indociles sous le regard éteint de parents qui ne les surveillent que de loin… ou que des teen-agers s’essayent au difficile et lent balancement des patineurs.
C’est là que passent des amoureux transis, là que des vieux apprivoisent la solitude, là que des beuilles[1] molles éprises de course à pied s’agitent en cadence, là qu’un crottin fumant encore signale le passage d’une cavalière — la chance est grande que c’en soit une[2]… —, là que des inconscients laissent en liberté des chiens qui ne sont pas tous de gentils toutous, là que des troupeaux de bipèdes monopolisent le chemin, donnant parfois aux cyclistes le sentiment de déranger.
J’en oublie.
Oui, ces derniers, oublions-les, parce que sur la voie verte, la majorité des piétons sait encore s’effacer en offrant un sourire et le bonjour, souvent .C’est là, surtout, que passait le tacot[3] et son haleine opalescente, mais de cela, je ne peux me souvenir parce que je n’étais pas encore née.
Le long de la voie verte, mon pré voisine un immense bassin de rétention aménagé en prévision des crues du Lizet, le ru paresseux qui inondait les accès du village en hiver, avant qu’il ne soit creusé. Débordements, qui, de temps en temps, transforment la réserve en un miroir étincelant où les nuages se mirent en passant.
Comme ces hautes eaux sont improbables à la belle saison, un maquignon de mauvais aloi a obtenu le droit d’exploiter cette pâture sans emploi, et l’a clôturée afin de pouvoir y lâcher de vieux chevaux. Pour leur offrir une cure de jouvence, une retraite, ou une fin de vie honorable ?
Allez savoir !
Tant d’animaux sont abandonnés et l’existence est devenue si difficile sur notre Terre que c’est un luxe à présent que de garder des chevaux vieillissants quand on ne peut plus les « utiliser », parce qu’il faut les nourrir, tout de-même… les vacciner, les vermifuger, les traiter contre les tiques, faire venir le maréchal-ferrant afin qu’il pare leurs pieds de temps en temps, puis croiser les doigts pour ne pas avoir trop souvent recours au très coûteux vétérinaire que l’État Providence ne prend pas « encore » à sa charge, etc.
Eh oui… ce serait tellement plus pratique si l’on pouvait nous accrocher au plafond d’un garage, là où finissent les vieux vélos.
Par peur des commérages, certains les laissent dépérir lentement, prétendant qu’à leur âge, vous comprenez, c’est normal qu’ils se « défassent », alors qu’ils meurent de faim mais qu’ils ne risquent pas de le crier sur les toits puisqu’ils ne parlent pas, et que ce serait moins lâche de les faire euthanasier, mais ce n’est pas donné, voyez-vous, surtout qu’il faut payer l’équarrisseur, en plus !
De nos jours, étant donné que les gens ne savent quasiment plus rien des chevaux — vous ne le croirez pas, mais de l’autre côté de ma barrière, un jour, une brave dame m’a tendu une tranche de jambon… —, les propriétaires peuvent bien raconter n’importe quoi.
Que dire ?
Que les humains dont la vie se prolonge un peu trop longtemps à présent devraient se méfier de leurs enfants.
Les chevaux qui échouent là dès que l’herbe se fait grasse arrivent toujours par lots de trois ou quatre. Au moins ne sont-ils jamais seuls.
Alors, le même scénario tous les ans recommence.
Les nouveaux venus ne sont pas tous en mauvais état, mais ceux qui ont plus que de la peau sur les os ne restent pas longtemps ; les plus maigres, eux, pour se refaire, ont droit à un sursis, mais à peine sont-ils présentables qu’ils se volatilisent et, curieusement, ne reviennent jamais.
Vendus ?
Récupérés par leurs propriétaires ?
Partis faire la meule dans la sciure d’un manège ? On ne sait pas, mais c’est ainsi jusqu’en novembre où ce micmac s’interrompt pour recommencer en avril, de telle sorte que je vois passer là une dizaine de chevaux par an.
Ce qui me surprend, c’est qu’ils restent indifférents aux passants qui les appellent et qui leur tendent la main, une carotte ou un morceau de pain.
Sans doute se méfient-ils des hommes ; ils n’ont pas tort, et peut-être même qu’ils ne s’en gardent pas assez.
Au bord de la voie verte, une réserve d’eau est régulièrement mise à niveau, ce qui prouve qu’une personne « veille » sur ces chevaux, mais ne souhaite manifestement pas être vue puisqu’elle ne vient qu’à la nuit tombée ; « on » est un homme grisonnant, grand et fort, ça je le sais, parce qu’un soir de pleine lune, je l’ai observé alors qu’il vidangeait la tonne attelée à son tracteur dans le réservoir.
Jamais il ne tient compagnie à « ses » chevaux, jamais il ne leur porte de foin, même quand l’herbe se fait rare en automne, parce que « ça coûte », évidemment, mais honnêtement, jamais je ne les ai vus réellement affamés parce que le regain pousse vite ici dès qu’il tombe trois gouttes d’eau.
Il est chanceux, le grigou.
C’est dans ces moments de presque disette que mes voisins s’approchent de la clôture et me regardent mâchonner d’un air intéressé un fourrage dont je ne suis jamais dépourvue.
Alors nous échangeons :
– Bonjour toi… c’est dommage que nous ne soyons pas ensemble.
– Oh, mais je ne suis pas seule, vous savez, j’ai toujours quelques moutons à garder. C’est comme ça depuis que je suis à la retraite, mais leur conversation est un peu limitée, et c’est vrai que ce serait plus sympa d’être avec vous.
– Tu crois qu’on va nous construire un abri pour l’hiver ?
– Je ne sais pas.
Comment leur dire ?
Oui, comment leur dire qu’ici, c’est l’antichambre de l’enfer ?
Que ceux qui sont passés là avant eux n’en ont pas eu, d’abri… que ce n’est pas nécessaire car dès qu’ils seront gras, et dans l’indifférence générale, ils partiront « au couteau », moyennant quelques sous.
Que d’autres les remplaceront, « recueillis » gratis pro déo ou payés une misère, parce que notre siècle est malade, parce que de plus en plus de ces amis des hommes que sont les chats, les chiens et les chevaux sont abandonnés[4] tous les jours, et parce que la machine à tuer, riante et joliment ombragée du bassin de rétention persistera dans ses œuvres tant que le bonhomme qui emplit l’abreuvoir au crépuscule n’aura pas rendu son âme à Lucifer.
Mes amis de passage me racontent alors leur existence, leurs quelques bonheurs et leurs déboires tout en se félicitant d’avoir échoué en ces lieux bénis…
Ils s’en iront sans comprendre pourquoi il leur faut s’en aller et découvriront l’odeur de la mort aux portes de l’abattoir qui les attend, mais ils s’en iront le ventre plein.
C’est ainsi que moi qui ai toujours eu la chance d’être entre de bonnes mains, je participe à leurs illusions en leur contant ce que j’ai vu et entendu tout du long de ma vie de jument, puis mes quelques exploits.
J’entretiens l’espoir, que puis-je faire d’autre ?
Moi non plus, après tout, je ne sais pas ce qui m’attend…
[1] Ventres en patois morvandiau.
[2] « La femme est la plus belle conquête du cheval ».
En France, 80 % des cavaliers sont des femmes. La féminisation de l’équitation compte pour beaucoup dans l’amélioration du respect porté aux chevaux.
[3] Trains à vapeur français circulant sur une voie unique. Le dernier s’est arrêté en1972. Sur leur tracé un décret de sept 2004 créa les voies vertes, réservées aux véhicules non motorisés, aux piétons et aux cavaliers. La première fut testée en Saône et Loire, entre Givry et Cluny en 1997.
[4] Durant l’hiver 2010-2011, environ 20 000 chevaux et poneys abandonnés erraient en Irlande.

Julie Wasselin
Ex-juge élite attelage FFE, auteur d'ouvrages sur les chevaux, la voile et l'industrie du médicament