Les musulmans célébreront prochainement l’Aïd el-Kébir, fête majeure du calendrier hégirien, appelée aussi Aïd al-Adhâ, ou « fête du sacrifice », au cours de laquelle l’abattage rituel d’un bovin, d’un ovin ou d’un caprin est censé commémorer l’épreuve du prophète Abraham s’apprêtant à sacrifier son fils unique en réponse à une injonction divine. Pour beaucoup de musulmans, ce geste sacrificiel constitue une obligation coutumière qui s’inscrit dans une longue tradition, déjà présente dans la Bible, comme s’il s’agissait là d’un trait identitaire spécifique à l’islam et du point culminant de la Grande fête. Cette approche est tellement ancrée dans les mentalités que la plupart des gens connaissent l’Aïd el-Kébir sous le qualificatif plus courant de la « fête du mouton ».
Cet exemple fait partie des contresens majeurs et des interprétations dénaturées des textes qui ont progressivement transformé l’islam, religion au sein de laquelle les enseignements éthiques et écologiques revêtent une dimension spirituelle de premier ordre, en un code de lois et de pratiques parfois complètement vidées de leur sens originel. L’ouvrage intitulé L’Islam et les animaux, que j’ai eu l’honneur de diriger, propose justement de reprendre les textes fondateurs de l’islam – Le Coran et les propos du prophète Muhammad, ou hadiths, consignés dans des recueils spécifiques – afin d’en proposer une interprétation qui ne soit plus anthropocentrée. Les animaux ont-ils quelque chose à nous dire de Dieu, du monde et de l’humain ? Sont-ils des êtres à part entière ayant une vie spécifique sur Terre ? À cette question, nombre de saints et de maitres soufis ont répondu par l’affirmative, en considérant que les animaux sont dans un rapport plus immédiat au divin que les humains, diminués par le filtre du langage et de l’intellect. C’est le cas notamment d’Ibn Arabi (m. 1240), qui n’hésite d’ailleurs pas à citer des animaux parmi ses maîtres spirituels. On ne s’étonnera donc pas de la présence très précoce d’un courant végétarien au sein de la spiritualité musulmane.
Nous ne sommes pas là face à une approche périphérique ou à une interprétation particulière des textes de l’islam ; le Coran affirme, d’une façon très explicite, l’analogie des communautés humaines et animales : « Il n’existe pas de bête sur terre ni d’oiseau volant de ses propres ailes qui ne forment des communautés semblables à vous » (6, 38). D’une façon plus générale, le Coran accorde aux entités des différents règnes – minéraux, végétaux, animaux et humains, le fait qu’ils sont dotés du souffle de vie et d’une intelligence spécifique, au risque de déstabiliser notre conception de la suprématie humaine au sein du monde créé : « Très certainement, Nous avons proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes de porter le dépôt, mais ils ont refusé de le porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; il est cependant très injuste [envers lui-même] et très ignorant [de la réalité de Son seigneur] » (Coran 33, 72).
Ce que l’être humain a considéré comme étant une gratification – recevoir le « dépôt » de la « capacité à agir » en acceptant son corollaire, la responsabilité – les autres êtres de ce monde l’ont refusé car ils y ont vu les conséquences en termes de devoirs et de charge à porter. De ce point de vue, les humains ne sont ni le sommet ni les propriétaires de la création divine, mais plutôt des êtres responsables devant Dieu par la faculté à agir qui leur a été conférée et de laquelle ils doivent répondre. C’est certainement dans ce sens que les Frères de la pureté – Ikhwân al-Safâ (Irak, début du Xe s.)– ont rédigé leurs célèbres épîtres ; la 22ème nous dresse un tableau particulier, celui d’un tribunal où les animaux accusent les êtres humains pour leurs déficiences. Leur plaidoirie est sans appel : « [Les humains] s’emparent de nos petits – chevreaux et agneaux –, les séparant de leur mère, afin que notre lait ne profite qu’à leurs enfants. Après avoir entravé leurs pattes, ils les transportent, assoiffés et affamés, vers les abattoirs où ils seront égorgés et écorchés. […] ; découpés en morceaux, ils sont bouillis dans les marmites, ou grillés sur les fourneaux. Quant à nous, nous gardons le silence ; nous ne pleurons ni ne nous plaignons ; et même s’il nous arrive de pleurer et de nous plaindre, personne n’a aucune pitié pour nous. Où est la pitié et la compassion des hommes pour nous, comme le soutient cet homme (1) ? »
La tradition soufie a largement exploité ce thème de la considération pour la personne animale – au-delà de la simple compassion – comme l’un des aspects du cheminement spirituel. Sur le plan pratique, en termes d’alimentation et de respect de l’environnement, le Coran donne des indications pragmatiques à des groupes de populations vivant principalement d’une économie de subsistance agro-pastorale. Le rapport de prédation avec les animaux et l’accès à la nourriture carnée est mentionné avant tout à travers la chasse et le dressage de chiens à cet effet. Des animaux domestiques, l’être humain tire un certain nombre d’avantages, sans que la consommation de viande ne soit mentionnée de façon explicite : « Et Il a créé le bétail pour vous, vous en tirez vos vêtements chauds et d’autres avantages, et vous mangez de ce qu’ils produisent ; et vous êtes fiers de leur beauté lorsque vous les conduisez à l’étable, le soir, et lorsque vous les menez aux pâturages, le matin ; et ils portent vos charges lourdes en des lieux que vous ne pourriez pas atteindre si ce n’est au prix de laborieux efforts. Véritablement, votre Nourricier est de la plus grande bonté, Il est un Dispensateur de grâce ; et [Il a créé pour vous] les chevaux, les mulets et les ânes pour que vous puissiez les monter ainsi que pour l’ornement. Et Il créera encore des choses que vous ignorez aujourd’hui » (Coran 16, 5-8).
La tradition prophétique, pour sa part, est assez explicite sur le mode de vie de Muhammad et de ses proches, et parmi les descriptions les plus explicites on trouve celle d’Anas Ibn Mâlik, qui a passé l’essentiel de son enfance dans la maisonnée du Prophète : « Je ne me souviens pas avoir vu le Prophète assister à la mise à la broche d’une chèvre [pour en manger] jusqu’à ce qu’il ne rejoigne Dieu (2). » D’autres textes mentionnent le souci constant que nourrissait le Prophète pour la sensibilité animale et la façon dont il condamnait fermement toute atteinte gratuite à l’intégrité physique ou morale des animaux. De ce point de vue, il est indéniable qu’aujourd’hui son attitude serait considérée comme animaliste.
Relire les textes de l’islam aujourd’hui d’un point de vue animaliste doit être compris comme une attitude s’inscrivant parfaitement dans la visée coranique fondamentale, en lien avec l’approche théologique du « dépôt » de la responsabilité reçu de Dieu. Les botanistes et les zoologues inscrits dans le champ islamique, tout au long du Moyen Âge, ont joué un rôle de premier plan dans la compréhension des mondes végétal et animal en rédigeant des traités permettant, entre autres, de comprendre d’une manière très subtile les animaux. La lecture animaliste des textes de l’islam a aussi pour ambition de proposer, pour aujourd’hui et demain, des voies de sortie d’un modèle de développement humain contaminé par les aspects les plus indignes, pour le monde, du libéralisme économique.
(1) Rasâʾil Ikhwân al-safâ, (Épîtres des Frères de la pureté), Beyrouth, Dâr Sâdir, II, p. 215. Trad. Mohammed Hocine Benkheira in Mohammed Hocine Benkehira, Catherine Mayeur-Jaouen, Jacqueline Sublet, L’Animal en islam, Paris, Les Indes savantes, 2005, p. 122.
(2) Cette tradition est rapportée par al-Bukhârî dans son Recueil des traditionsauthentiques, au chapitre des nourritures – al-at’ima – sous le n° 5385.
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Omero Marongiu-Perria
Docteur en sociologie de l’université de Lille I, spécialiste de l’islam français.