EnvironnementActualitésDe l’ombre à la lumière : pour une nouvelle ontologie et approche juridique de la biodiversité du sol

Mathilde Lacaze-Masmonteil10 février 20257 min

Si les sols se caractérisent par leur extrême richesse géologique, leur diversité organique est difficile à estimer quantitativement. Une étude récente a cependant mis en exergue que les sols abriteraient environ 60% des espèces vivantes, en faisant l’habitat le plus biodiversifié de la planète.[1] Cette myriade d’êtres vivants, allant des micro-organismes (bactéries, champignons…) à la macrofaune (lombrics, insectes de plusieurs centimètres) en passant par la mésofaune qui englobe les organismes de taille intermédiaire (acariens, fourmis…) joue un rôle indispensable pour le bon fonctionnement des écosystèmes, par les différentes interactions qui se produisent entre les espèces.

L’avènement du Capitalocène[2] et l’altération rapide de l’environnement par des pratiques humaines délétères, guidées par une surexploitation et une appropriation du vivant, constituent des menaces importantes pour les fonctions des sols.

De nombreux facteurs contribuent au déclin des organismes du sol.

L’une des menaces importantes est la dégradation des habitats naturels, notamment (mais pas exclusivement) par les procédés d’artificialisation[4] des sols. Il s’agit de changer la destination d’un sol, le plus généralement en l’imperméabilisant. Les procédés d’artificialisation entraînent des perturbations majeures pour les sols : outre les destructions directes des espèces vivant dans le sol artificialisé, de tels travaux empêchent les eaux pluviales de s’infiltrer dans les sols, assèchent les nutriments et éliminent directement ou indirectement toute forme de vie. L’altération des processus écologiques rend les sols moins résilients, et réduit les symbioses entre espèces.

Les pollutions, dont le recours massif aux produits phytosanitaires (engrais chimiques notamment) est un autre facteur majeur d’érosion de la biodiversité du sol. La relation entre la pollution agrochimique et le déclin de la biodiversité est pourtant mise en évidence tant par des rapports institutionnels, tels que celui publié par l’INRAE et l’Ifremer de mai 2022[5], que par les juridictions nationales. C’est dans ce contexte que le tribunal administratif de Paris a reconnu, le 29 juin 2023, l’existence d’un préjudice écologique « s’agissant tout à la fois de la contamination généralisée, diffuse, chronique et durable des eaux et des sols par les produits phytopharmaceutiques[6], du déclin de la biodiversité et de la biomasse[7], et de l’atteinte aux bénéfices tirés par l’homme de l’environnement[8]» notamment du fait de la méconnaissance par l’État français des objectifs qu’il s’était fixés en matière de réduction de l’usage de produits phytopharmaceutiques. Plus inédit encore, cette décision a permis la reconnaissance des vers de terre comme victimes de cette contamination des sols[9].

Enfin, il est impératif de mentionner le bouleversement climatique et ses conséquences sur la biodiversité du sol. Les sols constituent des réservoirs importants de carbone. Mais les variations climatiques rapides menacent ces processus. Les résultats d’une étude publiée dans la revue Science en octobre 2019[10] alertaient sur les conséquences de l’évolution du climat (notamment les facteurs liés à l’humidité et la température) sur les populations de vers de terre, de nature à nuire gravement tant aux services et fonctions qu’ils rendent aux sols (fixation du carbone, aération des sols), qu’à leur propre survie dans le milieu.

L’article L.110-1 du Code de l’environnement, disposition cardinale de laquelle devraient ruisseler toutes les politiques de protection de l’environnement, ne considèrent pas les sols comme faisant partie patrimoine commun de la Nation, à l’instar de l’air ou la qualité de l’eau. En revanche, les sols « concourent à la constitution de ce patrimoine »[11]. Que faut-il déduire de cette distinction ?

En droit civil, les sols ne sont appréhendés qu’au travers d’une vision anthropocentrée sous l’angle du droit de propriété qui, aux termes de l’article 552 du Code civil, fait du propriétaire du sol également le propriétaire du « dessous ».

En droit de l’environnement, les dispositions de préservation des sols sont éparses, et le législateur n’apparaît s’intéresser aux sols qu’à l’aune de leur dépollution (sans prise en compte de la biodiversité, mais seulement dans un souci lié à l’usage de ces parcelles). Et le Code de l’urbanisme semble les considérer comme des « supports de construction »[12], vision qui occulte les synergies biologiques extraordinaires qui s’y passent.

Contrairement à l’eau[13] et à l’air[14] au niveau supranational, les sols sont pour le moment ignorés du droit européen. Un projet de directive visant à surveiller et à améliorer l’état écologique des sols a été adopté le 10 avril 2024 par le Parlement européen. Ce nouveau texte, bienvenu pour homogénéiser les obligations de restauration à travers l’Union, ne promet cependant pas d’avancées significatives en l’absence d’une prise de conscience généralisée sur les rôles des sols pour assurer la survie de l’humanité.

Une évolution normative visant une protection effective des sols n’aura d’effet que si elle s’accompagne d’une reconnaissance de la valeur des écosystèmes du sol et de la dépendance de notre survie à la leur. Le sol ne doit plus être perçu comme une ressource immobile et stérile, mais comme un réservoir de vie.

L’effondrement de la biodiversité n’épargne aucun être et les conséquences en cascade de la dégradation des sols sont déjà perceptibles. Il est de notre devoir pour préserver l’état de la planète de modifier nos modes de production et de réduire[15] voire renoncer à l’utilisation des produits phytosanitaires qui empoisonnent les populations, humaines comme non-humaines.

Puisque « la négligence juridique alimente la minimisation sociale »[16], il incombe au législateur de s’emparer rapidement de cet enjeu vital. 


[1] M.A. Anthony,S.F. Bender,& M.G.A. van der Heijden,  Enumerating soil biodiversity, Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 120 (33) e2304663120, https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2304663120 (2023).

[2] Face au terme d’Anthropocène, théorisé par Paul Josef Crutze en 1995, selon lequel l’Homme et l’accélération démesurée des activités humaines seraient à l’origine des perturbations sur l’environnement et sur le climat, certains auteurs privilégient le terme de Capitalocène qui reflète de manière plus juste les disparités socio-économiques entre populations et traduit la réalité que tous les êtres humains ne contribuent pas de la même manière aux perturbations planétaires.

[3] La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), dans un rapport de 2019, avait mis en évidence 5 grandes pressions sur la biodiversité : la destruction des habitats naturels, la surexploitation, les pollutions, le dérèglement climatique et les espèces exotiques envahissantes

[4] L’article 192 de la loi Climat et résilience de 2021 la définit comme « l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage. »

[5] Laure Mamy, Stéphane Pesce, Wilfried Sanchez, Marcel Amichot, Joan Artigas, et al.. Impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques. Rapport de l’expertise scientifique collective. [Rapport de recherche] INRAE; IFREMER. 2022, 1408 p. ⟨hal-03777257⟩

[6] Jugement du tribunal administratif de Paris, 29 juin 2023, n° 2200534/4-1, Considérants 17 et 18

[7] Ibid, Considérants 19 et 20

[8] Ibid, Considérant 21

[9] Ibid, Considérants 17 et 18

[10] Global distribution of earthworm diversity. Phillips HRP et al. Science. 25 octobre 2019.

[11] Article L.110-1 I du Code de l’environnement

[12] Billet P. « Le droit du sol… littéralement », La recherche, n°580, p.25

[13] Directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau

[14] Directive 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe

[15] La France se place encore parmi les pays européens ayant le plus recours aux produits phytosanitaires. Voir notamment https://fr.statista.com/infographie/15061/utilisation-pesticides-en-europe-par-pays/ ou encore https://fr.boell.org/fr/atlas-des-pesticides

[16] Voir WATSON M., The reality of environmental crime, Environmental Law Review, n°7, 2005, page 190-200


Mathilde Lacaze-Masmonteil
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Avocate à la Cour

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