À peine grand comme la paume de ma main, ce petit turbot a moins d’un an, mesure moins de 15 cm et pèse le poids d’une figue. Ce bébé est déjà le fruit d’un incroyable concours de circonstances. Ses parents qu’il ne connaîtra jamais et qu’il a d’infimes chances de pouvoir imiter ont confié aux éléments leurs précieux gamètes quelque part au large des côtes, dans des zones bien choisies. Dans la colonne d’eau, sans autre protection, le miracle de la vie s’est produit pour certains œufs qui ont pu se transformer en larves que les courants et les vents dominants vont pousser à la côte. Beaucoup d’entre elles seront dévorées au cours de cette dérive à haut risque, peu survivront et pourront se développer le long de nos côtes, à l’abri des gros poissons prédateurs, masquées par les eaux troubles des estuaires ou du ressac de nos plages.
J’avais 12 ou 13 ans, en avançant à marée basse sur le fond de cette baïne aux eaux translucides, mes pieds faisaient fuir des jeunes turbots par dizaine, dans une belle lumière de la mi-septembre. Je m’amusais à suivre des yeux ces petites trajectoires furtives révélées par un nuage de sable. Du haut du ponton que l’océan a emporté depuis bien longtemps, j’observais d’autres turbots, beaucoup plus gros qui virevoltaient dans le ressac que je surplombais. Avec eux se mêlaient des bars mouchetés de toutes tailles, des bars francs et des rayés. Le spectacle de la vie était partout.
Ces images ont disparu avec mon enfance. Ces images ont disparu tout le long des côtes océaniques de l’Europe et même de l’Afrique du nord : les petits turbots sont devenus rares et leurs parents rarissimes. C’est le triste sort de la plupart des espèces marines dont je n’ai été qu’un témoin impuissant.
J’apprendrai plus tard que les eaux côtières abritent les nourriceries des espèces commerciales qui représentent les deux tiers des débarquements. Les poissons juvéniles devraient pouvoir s’y développer sans être menacés par l’homme puisque ce sont eux qui garantissent les pêches de demain. Pourtant les filets y fourmillent plus que jamais.
Les « petits » navires de la pêche artisanale sont très nombreux et leurs filets ne sont pas « petits » pour autant. Leur densité mais aussi les maillages, les longueurs et les hauteurs de ces filets les rendent particulièrement efficaces. Les maillages issus de l’histoire sont fixés sans cohérence avec les tailles de commercialisation de toutes les façons insuffisantes et capturent eux-mêmes les poissons bien avant qu’ils ne soient capables de se reproduire. Les petits turbots sont irrémédiablement capturés et vendus dès qu’ils ont la taille d’une assiette. Ce sont encore des juvéniles de moins de 300 grammes.
Alors pour compenser la rareté croissante des poissons et surtout leur taille bien faible, plutôt que d’épargner les nourriceries et de laisser grossir les juvéniles, les pêcheurs font l’inverse et s’y acharnent encore davantage : ils allongent les longueurs de filets sans aucune limitation jusqu’à 50 km par marée. C’est bien souvent trop pour qu’ils puissent les récupérer avant que le poisson capturé n’y pourrisse ou soit dégradé par les nécrophages. Les déchets et les filets fantômes se multiplient d’autant. Les progrès sur les nylons permettent encore d’augmenter les hauteurs des filets pour barrer toute la colonne d’eau depuis le fond de la mer jusqu’à la surface. Ces filets « droits » hauts comme des murs de 14 à 16 mètres interceptent ainsi toutes les espèces présentes et notamment les salmonidés qui croisent juste sous la surface, mais aussi les organismes à ventilation aérienne comme les mammifères marins, les oiseaux plongeurs et les tortues marines. Il résulte de cette situation que des espèces menacées et de trop nombreux juvéniles sont détruits par les filets de pêche au sein de la bande marine littorale, ce qui impacte directement la biodiversité marine et hypothèque les pêches futures.
La tolérance réglementaire de cette pêche « ultra-côtière » au filet apparaît contre-productive. Elle s’oppose à la reconstitution des populations de poisson en affaiblissant le recrutement des juvéniles, ce qui diminue le rendement économique des activités de pêche, fragilise leurs propres revenus de demain, et ne renforce pas la résilience des espèces menacées par la pollution ou le réchauffement climatique. Elle aggrave la désertification de la bande marine littorale que toutes les pêches ont fini par provoquer.
Bars, maigres, maquereaux, morue se font de plus en plus rares et de plus en plus petits. Tous les poissons plats suivent la même trajectoire funeste : turbots, mais aussi barbues et flets, soles et limandes, plies et céteaux. Même sort pour toutes les daurades et tous les invertébrés.
Du côté des gestionnaires, la gestion est extraordinairement grossière. Le modèle actuel du « Rendement Maximal Durable » (RMD) a été baptisé ainsi pour rassurer l’opinion publique à la façon d’un vulgaire label. En réalité, ce n’est qu’un permis de surexploitation permanente qui ne se soucie que de maintenir dans la durée les tonnes de poissons débarquées : puisqu’il s’agit de pêcher “au maximum“, les poissons n’ont effectivement plus le temps de grandir et les reproducteurs se font bien rares. La quasi totalité des tailles minimales de commercialisation sont largement inférieures aux tailles de maturité sexuelle : l’Union Européenne pêche, vend et mange les poissons juvéniles de quasiment toutes les espèces. Résultat, la mer est surtout habitée par des bancs de petits poissons clairsemés. On flirte avec l’effondrement et il faut travailler beaucoup pour produire peu de bénéfices. La survie du système ne tient qu’aux milliards des éternelles subventions européennes.
L’enjeu est de taille. Le nombre de bars immatures (inférieurs à 42 cm) commercialisés par la pêche française entre 2000 et 2015 est de l’ordre de 20 millions de juvéniles.
Il est urgent de laisser la Nature réparer elle-même les dégâts que nous lui avons infligés en lui donnant le temps nécessaire pour laisser grandir les poissons afin qu’ils se reproduisent au moins une fois pour le plus grand bénéfice de tous. Mais face à la jungle de la législation sur les engins de pêche, il devient illusoire d’être efficace en la compliquant davantage.
Il est donc temps d’être pragmatique, simple et efficace et de soustraire les nourriceries et la bande marine littorale de l’action des filets. C’est la stratégie gagnant-gagnant en place depuis des décennies dans tous États côtiers américains où elle est totalement validée. Induisant une restauration spectaculaire des abondances et des tailles de poisson, elle garantit depuis longtemps des pêches fructueuses plus faciles et assure les bénéfices de la pêche locale et des autres secteurs d’activité.
Protéger toute la bande marine littorale, y compris les estuaires, petits et grands, en éloignant tous les filets de pêche des trois premiers milles des quelques 5800 km du linéaire côtier métropolitain, reviendrait à protéger enfin toutes les nourriceries côtières et à permettre un formidable rebond de l’abondance des poissons de la plupart des espèces.
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Philippe Garcia
Président de l'association DMA (Défense des milieux aquatiques)