Il est des créatures merveilleuses de beauté et de sensibilité qui ont le pouvoir de rendre le monde plus beau pour celles et ceux qui ont la chance de les approcher, de les voir et de partager un peu de leur quotidien : les chevaux.
Et, parmi ces chevaux, il en est un jour un qui nous parle plus que les autres. Un cheval dont l’attitude, la sensibilité, le caractère, nous attire et résonne en nous. Celui-ci devient plus qu’un partenaire sportif ou une connaissance animale : il devient un compagnon de vie, un ami, une âme sœur.
Une rencontre capable de tout changer
Pour moi, ancienne cavalière passionnée, ce cheval, c’était Rantan. J’ai connu Rantan aux prémices de l’adolescence, à cet âge fragile où l’innocence de l’enfance s’affronte à la violence du monde. Il a suffi d’un regard au détour d’une promenade, pour que la jeune fille que j’étais tombe en amour pour ce petit cheval à la silhouette ronde et à la démarche maladroite. Il n’était pas le plus beau, certains le disaient même laid, mais pour moi, il était parfait. Je n’étais encore jamais montée sur son dos, je ne l’avais pas même approché, que quelque chose en lui m’avait frappée : sa lumière, son innocence, cette résignation terrible avec laquelle il faisait face à la barrière, le blanc de sa robe s’allumant sous les rayons du soleil.
Quand un cheval vous parle, ce n’est pas seulement à travers son attitude, lorsqu’il accepte ou non vos demandes, lorsqu’il vous accorde son attention, lorsqu’il vient chercher un contact ou au contraire le refuse franchement. Quand un cheval vous parle, il le fait aussi à travers sa présence-même, cette présence qui devient, très vite, un lieu, un espace d’accueil dans lequel il fait bon se tenir. Tout est plus chaud, plus doux, plus simple, auprès du cheval qui parle à notre cœur.
À la stupeur formidable de la première rencontre, de cet instant suspendu où l’on prend conscience que quelque chose en nous a bougé et que cette rencontre s’apprête à nous changer durablement, succède le plaisir, la joie profonde des premiers moments passés ensemble. Prendre soin de cet être d’une extrême sensibilité, c’est apprendre à le connaître, c’est l’apprivoiser tout en se laissant apprivoiser en retour.
Quand les chevaux murmurent à l’oreille de l’homme
Rantan n’était pas un cheval bavard, en tout cas, pas au début. Il se contentait de relever la tête et de tourner ses oreilles vers moi lorsque j’approchais de lui pour le brosser. Je lui parlais à voix haute pour le saluer, le rassurer. Je lui parlais comme on parle à un ami. Il se remettait alors à mâchonner et je savais qu’il m’avait reconnue. Rapidement, je compris qu’il n’aimait guère être pansé. Le contact de la brosse dure et de l’étrille sur sa peau sensible d’appaloosa lui était inconfortable. À chaque fois que la brosse se posait, sa peau frémissait. À l’étrille et au bouchon, il préférait la brosse douce et la main. Une main qui sut bientôt quels endroits frotter, gratter, lesquels caresser doucement, ceux à ne pas toucher.
Au plaisir des premières heures, s’ajoute celui des premiers galops partagés, de l’exaltation d’être sur le dos de son cheval préféré. Toute la confiance acquise aux soins se révèle sous la selle. Pas de peur, pas d’appréhension. Rantan n’était pas le cheval le plus confortable des écuries, et certainement celui qui aimait le moins effectuer sa reprise. Pourtant, il changeait d’allure à mes claquements de langue et retrouvait son calme sous un « hola ». Certainement issu d’un croisement avec du cheval de trait bien que sa robe fût tachetée, sauter une barre lui était difficile, de même que galoper en cercle ou allonger sa foulée lors des séances de dressage. Au lieu de le pousser, de le « travailler », je relâchais autant que possible mes rênes, je le laissais trouver son rythme et repasser discrètement au pas ou au trot quand le moniteur ne regardait pas. J’avais onze ans et tout ce que je savais, c’est que c’était ce cheval qu’il fallait écouter, ce cheval que j’aimais et qui me faisait la grâce de me laisser monter sur son dos.
Une nécessaire remise en question des pratiques
Si monter à cheval est un immense plaisir, c’est aussi un grand privilège, un privilège bien souvent un peu trop facilement acquis. Parce que l’on paye une heure de reprise, une demi-pension, on s’arroge le droit de monter sur le dos de cet animal qui, soyons honnêtes, n’en tire pas le même bénéfice ni le même plaisir, et nous ne nous posons que rarement les questions : en a-t-il envie ? apprécie-t-il cela ? comprend-il pourquoi il est monté, pourquoi je lui demande tel ou tel exercice ?
Il a fallu attendre ma rencontre avec Rantan pour que je me pose ces questions, ou, plutôt, pour qu’elles s’imposent à moi avec une force nouvelle : celle de l’injonction à considérer les intérêts de mon compagnon, de mon partenaire devenu ami. Une injonction qui m’a amenée à renoncer à certains exercices, à certaines pratiques, à commencer par l’usage du mors. Nous tolérons tant de pratiques envers les chevaux qui nous paraîtraient proprement maltraitantes appliquées à d’autres compagnons animaux comme les chiens ou les chats. Les chevaux n’ont jamais besoin de mors, d’enrênement, de cravache, d’éperon ou autre artifice, ce sont nous, cavaliers, qui en avons besoin pour obtenir de nos montures ce que nous attendons d’elles. Nous justifions nos pratiques par nos objectifs, par notre prétendue capacité à doser, à adapter, à bien choisir, etc. Mais les langues bleues des chevaux sportifs de haut niveau, les scandales du rollkur dans le milieu du dressage et la mise au jour fréquente de pratiques maltraitantes jusqu’aux plus hauts niveaux et quelle que soit la discipline, tout cela doit éclairer, interpeller, pousser à remettre en question ces pratiques tenues pour savoirs.
Car c’est aussi cela tomber en amour pour un cheval : c’est vouloir le meilleur pour lui et, bien souvent, rêver d’en devenir le propriétaire. J’ai eu la chance et le privilège de devenir celle de Rantan. Même si le terme « propriétaire » est impropre, c’est en l’achetant que je me suis rendue pleinement responsable de son bonheur et qu’il a fallu changer de pratiques. J’ai finalement renoncé à le monter pour profiter de longues heures de balades à pied, de séances de caresses et de jeux en liberté, là, dans son pré, dans cet espace qui était le sien et dans lequel j’étais une invitée. Libre il était de refuser le contact, le jeu, libre il était de se désengager ou, au contraire, de venir me solliciter, de mordiller la manche de mon manteau, de souffler dans mes cheveux ou me montrer son garrot pour que je vienne le gratouiller.
Je l’ai accompagné jusqu’à son dernier souffle, ce jour de décembre. Je l’ai accompagné comme il m’a accompagnée, soutenue, portée, au propre comme au figuré. Il était mon cheval, mon ami, mon compagnon. Mon pilier, mon rêve, mon océan.
Amis cavaliers, propriétaires, amateurs ou professionnels passionnés, n’oubliez jamais : aimer les chevaux est un immense privilège, un privilège qui implique de grandes responsabilités. Parce qu’on ne le répétera jamais assez : les chevaux ont besoin d’un espace où s’ébattre en liberté, de compagnons équins, d’une nourriture à volonté, et, bien entendu, d’une retraite bien méritée aux côtés de ceux à qui ils ont tant donné.




